Les municipalités françaises portent un intérêt croissant à la tarification progressive de l'eau qui leur permettrait de rendre moins chers les premiers litres d'eau et de rendre plus chères les consommations importantes. Cette solution est déjà utilisée sur une grande échelle en Belgique, en Italie, en Espagne, au Portugal et dans de nombreux autres pays. Elle implique généralement de réduire la part fixe dans les cas où elle est importante.
La part fixe ou abonnement est la partie de la facture d’eau qui est indépendante de la consommation. La part fixe est très utile pour répartir entre tous les ménages les investissements des services de l’eau. Elle permet notamment de faire payer les usagers qui consomment peu d’eau mais bénéficient des investissements dans les services de l’eau. Elle fait l’objet de controverses nombreuses car plus grande est la part fixe et plus élevé sera le prix moyen de l’eau payé par les petits consommateurs d’eau (tableau 1).
De nombreux responsables municipaux sont très favorables à la part fixe qui leur garantit une recette peu dépendante de la consommation d’eau des usagers. En revanche, les ONG françaises comme la Coalition Eau, France Liberté, S-Eau-S, CACE, ACME, IGEPAC, ATD Quart Monde, CLCV, Que Choisir, se sont prononcées pour abolir la part fixe ou, à défaut, pour en réduire le montant car les parts fixes sont un obstacle économique à l’accès à l’eau reconnu désormais comme un droit de l’homme. Le tableau 2 résume les arguments avancés.
Alors que les services de l’eau et de l’assainissement sont des services semblables dans leur structure financière, leurs modes de financement sont très différents. Plus de 70 % de la population paye actuellement une part fixe pour les services de l’eau mais seulement 35 % en paye une pour les services de l’assainissement. Cette différence prouve qu’il est parfaitement envisageable de gérer des services de l’eau avec une petite part fixe ou même sans part fixe. D’ailleurs, il n’y a pas de part fixe dans 30 % des municipalités françaises.
Depuis le Moyen-âge, l’eau de source est fournie gratuitement dans les villages des Pyrénées. Dans cet article, nous expo-
Comment réduire la part fixe pour répondre simultanément à plusieurs objectifs des municipalités :
- a) protection des usagers démunis et des petits ménages,
- b) répartition équitable des coûts de l'eau entre tous les usagers,
- c) protection de la ressource en eau,
- d) équilibre budgétaire des services de l'eau et de l’assainissement.
Nous ne plaidons pas pour l’abolition des parts fixes dans le contexte français actuel car elles présentent des aspects positifs lorsqu’elles restent modérées. L'ennui est que les parts fixes ont augmenté plus vite que les factures et sont devenues excessives dans certains cas.
La situation actuelle en matière de tarification de l’eau des ménages
En 2009, l'approche habituelle suivie en France est le paiement d'une part fixe de 90 € par an pour avoir le droit d’acquérir 120 m³ d'eau, ce qui implique de payer une facture totale des services d'eau et d’assainissement de l’ordre de 450 €/an TTC. Cet abonnement représente environ 20 % de la facture moyenne.
Si l'on compare un usager isolé consommant 50 m³ par an avec un ménage standard consommant 120 m³, ce dernier paye l'eau à 3,75 €/m³ alors que la personne isolée la paye à 4,80 €/m³, soit 28 % plus cher. Un tel écart est significatif et pourrait être réduit pour que chacun paye l'eau à peu près au même prix moyen. En Artois-Picardie, un ménage moyen consommant 120 m³/an paie son eau au prix moyen de 4,12 €/m³ en 2011 mais une personne seule qui ne consomme que 30 m³/an doit payer 5,49 €/m³, soit 33 % de plus.
Dans certaines municipalités, la part fixe est beaucoup plus élevée que 90 €. Elle peut atteindre 200 € et même 300 € dans quelques cas. La conséquence est que le prix moyen de l'eau pour une personne isolée peut atteindre 8 €/m³ alors qu’un ménage standard dans le même village ne paye que 5,70 €/m³, soit un écart de 41 %. Dans cet exemple, la part fixe est de 200 € et la part variable de 4 €/m³. Si l’on réduisait la part fixe de 200 € à 100 € et que l'on augmentait la part variable de 100 €, le prix unitaire variable serait de 4,83 €/m³ au lieu de 4 €/m³. Dans ce cas, la part fixe initialement de 29 % de la facture totale est ramenée à 15 % pour l'usager standard. L’usager moyen paierait le même prix moyen (5,70 €/m³) tandis que l'usager isolé paierait 6,80 €/m³ au lieu de 8 €/m³, soit une réduction de 15 %. Le gros consommateur (300 m³) paierait l'eau 11 % plus cher qu’auparavant. Il va de soi que les gros consommateurs sont peu favorables à un tel changement.
Du fait de la part fixe, l’écart entre le prix moyen de l'eau d'un isolé et celui pour un ménage standard peut être élevé. Les commerçants paient souvent l’eau à un prix moyen très inférieur à celui payé par les petits ménages. Des ruraux à la retraite consommant peu d’eau sont parfois tenus de payer leur eau au double du prix payé par les grands exploitants agricoles. Il en est de même de la veuve vivant seule avec une petite pension par rapport au propriétaire d’une belle villa avec multiples salles de bains.
La taille de la part fixe ne crée pas de problème d’équité partout en France mais seulement là où elle est élevée. En fait, à Marseille comme dans d’autres municipalités françaises, la part fixe est nulle et tous les ménages payent l’eau au même prix moyen. À Paris, le prix de l'eau est pratiquement le même pour tous les ménages car la part fixe a une incidence faible.
Une législation plus protectrice des petits consommateurs
Les communes touristiques
Le législateur français a compris qu’une part fixe élevée est une source d'inégalités. En 2006, il a plafonné la part fixe dans la très grande majorité des communes et il a introduit une petite différenciation dans les plafonds pour les communes rurales.
En même temps, le législateur a exclu de tout plafonnement les communes touristiques où se trouve en principe un grand nombre de résidences secondaires. Cette exception a été mal calibrée dans les faits car elle a exclu du plafonnement de nombreuses communes n’ayant que très peu de résidences secondaires (Arles, Aix-en-Provence, Nantes, Tours, Dunkerque, etc).
La loi LEMA pourrait être amendée pour réduire le nombre des exceptions et protéger les usagers contre les parts fixes élevées dans toutes les communes ayant peu de résidences secondaires.
Pour les « vraies » communes touristiques, il conviendrait de mettre en œuvre le principe que les résidents secondaires ne doivent pas imposer aux résidents principaux une charge supplémentaire pour les services d'eau et d’assainissement lorsqu’ils desservent des résidents secondaires. Les résidents principaux qui habitent sur place ne devraient pas se voir imposer une part fixe élevée sous prétexte qu’il y a des résidents secondaires dont la consommation est faible pendant la plupart du temps. Pour y parvenir, il faudra sans doute amender la loi pour permettre une différenciation tarifaire entre les résidents principaux et secondaires.
Réduire la part fixe
Dans les communes non touristiques, les plafonds actuellement en vigueur (30 % en général et 40 % en zone rurale depuis janvier 2012) ont abouti à réduire les parts fixes dans les cas où elles étaient très élevées. L’arrêté du 6 août 2007 qui fixe les plafonds pourrait toutefois être amendé pour abaisser ces plafonds et renforcer le caractère équitable de la tarification.
L'objectif pourrait être de réduire à environ 20 % au maximum l’écart de prix moyen de l’eau entre celui payé par une personne isolée consommant 50 m³/an et celui payé par un ménage médian consommant 90 m³/an. Un critère voisin serait de plafonner la part fixe à 20 % de la facture totale d'un ménage standard. Cet objectif n’a rien d’exceptionnel puisqu’il est mis en œuvre en moyenne en France en 2009. En Belgique, dans toute la Flandre et à Bruxelles, la part fixe pour l’eau et l'assainissement satisfait à ce critère. En Wallonie, le prix moyen de l'eau varie très peu entre les ménages de différentes tailles.
Ces critères visent la limitation des parts fixes et non leur abolition. En effet, il paraît équitable que chaque usager dont la simple présence impose une charge aux services d'eau et d’assainissement contribue au financement de cette charge, qu'il consomme un peu ou beaucoup d'eau. Si la part fixe est réduite, le tarif applicable sera voisin d'un tarif proportionnel pour des consommations normales des ménages (de 40 à 150 m³/an) (figure 1) et tous les ménages dans une municipalité donnée paieraient leur eau à peu près au même prix. Cette mesure n’interdit pas d’augmenter le prix unitaire de l’eau pour les consommations supérieures à la normale (tarif progressif) et de créer un tarif différent pour les consommations non domestiques. Cette dernière solution mériterait d’être prévue par la loi car elle risque d’être jugée contraire au principe d’égalité des conditions d’accès aux services publics.
Le cas des familles nombreuses
Comme la réduction de la part fixe se traduit par une augmentation de la facture des gros usagers, il est nécessaire de prendre en compte le cas des familles nombreuses que les gros usagers mettent systématiquement en avant pour s’opposer à la réduction des parts fixes.
La solution utilisée en Espagne et au Portugal consiste à donner aux familles nombreuses le bénéfice du tarif réduit pour une tranche de consommation plus importante. Cette solution que le Conseil d’Etat n’a pas contestée dans le cas de la France (C. de Bougnon, 1995), correspond à la politique générale favorable aux familles.
Le cas des usagers démunis
Lorsque le prix moyen de l’eau est élevé, il est parfois nécessaire de prévoir des mesures correctrices en faveur des ménages démunis. La création d’une tranche à prix réduit qui serait plus grande pour ces ménages ou l’abolition de la part fixe pour ces ménages devraient réduire l’acuité du problème. Une autre solution est de donner une aide préventive aux seuls ménages démunis. Dès lors que l'on veut tenir compte des données socio-économiques de l’abonné, la tarification est plus complexe. Cet aspect ne gêne nullement des pays comme l’Espagne ou le Portugal qui ont créé une dizaine de tarifs différents.
Le financement du changement de tarif
Si l’on réduit la part fixe, la perte de recettes devra être compensée par une ou plusieurs contributions nouvelles. Plusieurs solutions sont envisageables :
- a) La plus simple est d’augmenter la part variable. À titre d’exemple, un usager paie 440 €/an pour 120 m³ ; la part fixe de 140 € est réduite à 80 € et la part variable passe de 300 à 360 €.
Tableau 1 : Le prix moyen de l'eau payé par les isolés
| Part fixe (% de la facture pour 90 m³) | Montant part fixe (€) | Supplément de prix moyen de l'eau (%) |
|---|---|---|
| 10 | 30 | 8 |
| 12,5 | 38 | 10 |
| 18,75 | 62,3 | 15 |
| 25 | 90 | 20 |
| 31,25 | 122,7 | 25 |
La facture des petits ménages se fait apparaître un prix unitaire 20 % plus élevé. Elle se traduit par une facture d'eau plus lourde pour les gros usagers qui pourraient chercher à réduire leur consommation d’eau potable en pratiquant des économies d’eau, une captation d’eau souterraine, etc. Le surcoût de 60 € par an en moyenne pour les gros usagers consommant 240 m³/an ne les encouragera probablement pas à faire des investissements de substitution importants ;
b) Une solution aussi simple est de créer une « contribution aux investissements » d’autant plus grande que la consommation souscrite ou effective est plus élevée. Cette solution permet de moduler le montant de la nouvelle contribution en fonction de l’importance du logement ou du bâtiment plutôt que sur la base de la consommation mesurée au compteur pendant l'année de consommation (part variable). Elle a l’avantage de ne pas faire apparaître une augmentation significative de la part variable. Dans le cas des immeubles avec compteur collectif, cette contribution permet aussi d’introduire une participation de chaque logement au financement d’une partie des investissements dans les réseaux ; à titre d’exemple, il serait normal que chaque logement, qu’il soit individuel ou dans un grand ensemble, contribue à concurrence de 18 €/an aux investissements dans les réseaux des services de l’eau ;
c) Une solution équitable est de faire supporter le coût des nouveaux investissements pour les réseaux par les usagers les plus directement concernés (riverains) et les responsables des lotissements nouveaux (pas les habitants déjà desservis). La fiscalité de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme (PRE, TA, PAC, etc.) devrait être utilisée à cette fin. Cela implique au minimum que les municipalités n’offrent pas des incitations à l’installation de nouveaux usagers domestiques ou professionnels sous forme de tarifs réduits pour l’eau pour le branchement ;
d) Il est également possible de créer une subvention locale aux services de l’eau et de l’assainissement d’un montant égal à la perte de recettes causée par la réduction de la part fixe. Cette subvention est financée par les contribuables locaux et est donc répartie en fonction des taxes foncières, ce qui est moins régressif que les consommations d’eau des usagers ; cette solution avantage les habitants permanents au détriment des résidents secondaires ayant souvent des logements plus coûteux ; elle est particulièrement applicable dans les communes de moins de 3000 habitants où les subventions des services d’eau et d’assainissement sont permises ;
e) Finalement, il serait possible de diversifier les tarifs selon la catégorie d’usagers. Par exemple, les utilisateurs domestiques bénéficieraient d’une part fixe plus faible, c’est-à-dire d’une subvention croisée en provenance des usagers non domestiques ; les usagers résidents principaux paieraient une part fixe plus faible que les résidents secondaires. L’introduction d’une disposition législative permettant des différences tarifaires pourrait s’avérer nécessaire. Dès maintenant, le tarif en hiver peut être inférieur au tarif en été, ce qui pénalise les estivants (tarif saisonnier) et l’eau pour les piscines peut être vendue plus cher que l’eau à usage domestique.
Conclusions
L'étude « La part fixe dans la tarification de l’eau des ménages » qui vient d’être publiée par les Éditions Johanet a abouti aux conclusions suivantes :
a) Pour éviter des écarts excessifs entre les prix moyens de l'eau payés par les différents ménages, il conviendrait de revoir la tarification pour répartir plus équitablement la charge des investissements entre tous les usagers et aussi pour répondre au souhait très largement partagé dans la population de faire en sorte que le prix des premiers litres de consommation d'eau soit réduit ;
b) L'écart de prix moyen de l'eau payé par les différentes catégories d'usagers devient sensible lorsque la part fixe dépasse 65 €/an. Pour éviter cet écart, il faudrait limiter la part fixe à environ 20 % de la facture d'eau d’un ménage standard ;
c) Les municipalités dont la part fixe dépasse 100 €/an devraient rapidement évaluer l’écart de prix moyen de l’eau auquel sont soumises les personnes isolées résidant sur leur territoire et revoir leur tarif afin que les ménages de toute taille dans une même municipalité payent pratiquement le même prix moyen par m³ (équité) ;
d) Pour réduire les écarts de prix moyens de l'eau, il faudrait plafonner la part fixe à un niveau moindre que celui actuellement autorisé (CGCT Art. L2224-12-4 et Arrêté du 6 août 2007) ;
e) Tous les usagers domestiques bénéficieraient d’une tarification plus équitable.
Tableau 2 : Principaux arguments relatifs à la part fixe
| Pour son maintien | Pour la réduction ou la suppression |
|---|---|
| - Conforme à l’habitude- Facilité administrative- Allège la facture des usagers professionnels, des gros consommateurs et des familles nombreuses- Augmente la participation des résidents secondaires et des logements inoccupés au financement des investissements- Masque l'augmentation du prix unitaire de l'eau- Évite d'augmenter les taxes locales ou le prix unitaire de l'eau | - Harmonise le prix moyen de l'eau entre les ménages- Encourage les économies de la ressource- Prix plus abordable en cas de faible consommation- Abaisse le prix moyen de l'eau pour les besoins essentiels |
devraient bénéficier d’un plafonnement de la part fixe, y compris les résidents principaux des communes dites touristiques;
e) La perte de recettes liée à la réduction de la part fixe pourra être compensée au moins pour partie par une augmentation de la part variable;
f) Pour améliorer la tarification de l'eau, il conviendrait de moduler la part fixe avec la consommation potentielle d’eau ou une grandeur associée. La « contribution aux investissements » serait fondée sur les consommations antérieures d’eau ou la consommation potentielle souscrite, ce qui permettra d’éviter de trop augmenter la part variable. À la différence de la part fixe, la contribution sera plus faible pour les ménages petits consommateurs que pour les grands consommateurs;
f) Pour traiter de manière équitable le cas des résidences secondaires ayant une faible consommation d’eau, il faudrait créer deux catégories tarifaires différentes d'usagers domestiques, l'une pour les résidents principaux et l’autre pour les autres usagers. La part fixe d'un résident principal pourrait être limitée aux seuls frais qu’occasionne la présence d’un abonné supplémentaire dans le réseau. La part fixe des autres usagers pourrait être plus élevée mais devrait rester dans la limite d'un plafond;
g) Dans les cas où des pénuries d’eau sont à craindre, il conviendrait de tirer avantage des tarifs saisonniers encore insuffisamment utilisés (CGCT, Art. L2224-12-4-IV). Ces tarifs peuvent être conçus pour être particulièrement élevés en période d’affluence touristique.
La mise en œuvre des mesures proposées ci-dessus relève pour l’essentiel des entités organisatrices des services de l'eau. Le législateur devra néanmoins être saisi pour créer une catégorie spéciale pour les résidents secondaires, pour plafonner les parts fixes dans les communes dites touristiques et pour autoriser des tarifs différents pour des catégories différentes d'usagers.
Les mesures visant à réduire la part fixe ne relèvent pas de la tarification sociale mais de l’équité. Elles visent à réduire le coût à charge des personnes seules et à augmenter celui à charge des gros consommateurs. En matière d’eau comme pour d'autres services essentiels, le principe général est que le prix payé compte tenu du volume utilisé devrait être à peu près le même pour chaque personne dans une municipalité, hormis les ajustements d’ordre social.

