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Entre dignité et convivialité : les Forica

30 avril 2015 Paru dans le N°381 à la page 117 ( mots)
Rédigé par : Bernard VEDRY

Eau ou papier ? Le système actuel d'évacuation des matières alvines, tel que nous le connaissons, n?existe que depuis une centaine d'années dans sa version la plus répandue. Symbole emblématique de l'hygiène publique dans les villes, les Forica, en usage il y a 2 000 ans dans l'Empire Romain, rappellent que les pratiques en la matière étaient bien différentes'

Les Forica, latrines en latin, sont des toilettes collectives disposées au-dessus d'un égout à la romaine, c’est-à-dire d’un conduit d’évacuation des eaux de pluie et du trop-plein des fontaines, elles-mêmes alimentées par les aqueducs municipaux. Elles sont principalement construites dans les thermes. La salle des Forica est en général à ciel ouvert et comprend une dizaine de sièges, quelquefois moins.

On trouve de nombreux vestiges bien conservés de Forica associés à des thermes en Algérie, Tunisie, Italie, Turquie, France, Allemagne rhénane. Les égouts, généralement comblés, ont disparu, tout comme les décorations qui ornaient les murs ou les sièges.

La Forica est dévolue à la défécation et à la miction des hommes et des femmes. La fréquentation par les femmes se faisant les jours où les bains leur étaient réservés. Mais les Forica sont aussi des lieux de conversation, un peu comme un salon de thé, si l'on tient compte de leur environnement luxueux. En tout cas, un lieu convivial qui devait avoir, n’en doutons pas, ses habitués. Tout l’inverse d'un lieu reclus et confiné.

Cette fonction de convivialité des lieux d’aisance, que nous avons du mal à concevoir aujourd’hui, est une composante importante du concept de Forica. L'intention des architectes était probablement de créer un lieu enthousiasmant par son luxe, sa débauche de technicité,

[Photo : Une rangée de Forica dans les thermes de Saint-Romain-en-Gal (69) avec caniveau d'eau courante pour les ablutions. Noter la fente de pudeur devant faciliter la toilette.]

Son hygiène, inaccessible au domicile d'un simple citoyen romain qui devait se satisfaire des latrines à puisard ou des pots de chambre jetés sur la voirie avant l'heure du nettoyage de la chaussée.

Des lieux collectifs à l’espace privatif : apport de Belgrand

La Forica est caractérisée par trois éléments techniques. Elle est construite en pierre de bonne qualité et placée au-dessus d’un égout : elle comporte donc une évacuation permanente des déchets. Elle est ensuite équipée d’une rigole d'eau courante autorisant la toilette anale, l'eau étant prélevée avec la main. L’interrogation subsiste sur le point de savoir si des éponges emmanchées sur un bâton à usage de lustration anale étaient systématiquement disponibles dans les Forica. Les auteurs parlent de cette éponge collective comme d'une chose connue, assez répugnante d’ailleurs, mais ce sont des auteurs comiques ou pamphlétaires (Plaute, Martial) et l'on comprend qu’ils se réjouissent de l'instrument en négligeant ce qu'il pouvait y avoir de sage dans son usage. On peut penser que l'on rinçait l'éponge dans la rigole d’eau courante après usage et que les hôtes n’utilisaient à leur tour la Forica qu’après que les immondices aient été entraînées dans la rigole.

Enfin, elle est dotée d’une fente de pudeur, c’est-à-dire une ouverture longitudinale dans la partie frontale du siège. Cette fente permet le passage de la main chargée de recueillir l'eau dans la rigole qui passe devant la Forica pour la lustration anale en soulevant la robe qui pendait sur les jambes, et donc sans effraction à la pudeur, la personne étant toujours assise sur son siège.

Le tout à l’égout, sur lequel repose notre système actuel d’évacuation des matières fécales, n’existe que depuis 100 ans dans sa version la plus répandue et depuis 150 ans dans sa version incomplète (système diviseur haussmannien des tinettes). Le système des Forica était pratiqué il y a 2000 ans dans les villes de l'Empire Romain, même si son usage n’était pas généralisé au sein de la cité romaine : il était limité aux latrines publiques associées à des lieux de rassemblement importants (cirques, thermes).

Rappelons que Belgrand, latiniste distingué qui s'est largement inspiré des techniques d’hydraulique municipale romaine pour son programme parisien, a connu l’existence des Forica et du tout à l’égout et l’a installé à Paris dans son principe, associé à la distribution d’eau potable par aqueduc provenant d’eau de source. Belgrand, en quelque sorte, a généralisé l’usage des Forica modernisées sous la forme de toilettes à chasse d’eau dans les appartements alors que l'hydraulique municipale romaine n’en connaissait l’usage que dans quelques lieux collectifs. Mais en privatisant leur usage, il a perdu la fonction psychologique qui existait chez les romains à savoir le don au peuple d'un lieu exceptionnel de luxe, d’hygiène et de technicité destiné à satisfaire son amour-propre, son orgueil national et sa reconnaissance envers l'Empereur, à l'origine de la construction des Thermes.

Une pratique millénaire, oubliée en Europe

La Forica rappelle que, dans le monde romain, la lustration anale était pratiquée par ablution à l'eau. Les romains avaient également recours à d'autres méthodes, dans la vie de tous les jours, mais elles restent assez méconnues.

Le confort de la lustration anale avec de l’eau est bien supérieur à la toilette anale au papier hygiénique, même avec le plus doux des papiers. Cette sensation de confort découle de la compatibilité chimique de l’eau avec la muqueuse anale. Une propriété connue depuis des millénaires mais techniquement difficile à mettre en œuvre hors du domaine public, deux conditions étant requises : l’eau courante et la présence d’un égout.

Avec l'invention du papier hygiénique, la civilisation européenne a apporté beaucoup à l'humanité au plan sanitaire en provoquant une rupture de la chaîne de contaminations d'origine fécale. Mais elle avait peu fait en matière de confort ce qui est étonnant pour une civilisation matérialiste tournée vers l’objectivité scientifique, supposée sans superstition. Cela s’explique sans doute par le fait que les sociétés occidentales véhiculent certains tabous dont l’excrétion fait clairement partie.

Cependant, des entreprises de construction de sanitaires modernes proposent des modèles qui allient la possibilité d’une

[Photo : Les égouts des thermes de Saint-Romain-en-Gal couverts par la chaussée empierrée.]
[Photo : Des Forica à Vaison-la-Romaine (84).]

Toilette anale au papier et à l'eau. Une douchette est incorporée dans le siège des toilettes permettant ainsi son usage à volonté. Le principe de ces douchettes est connu depuis longtemps puisque Louis XVI et Marie-Antoinette utilisaient des chaises percées perfectionnées à douchette.

Ces modèles sont développés au Japon, ce qui n'est sans doute pas tout à fait un hasard culturel.

Mais leur succès commercial est réel dans le monde occidental. Une des raisons de leur succès tient au fait qu'une partie importante de la population est âgée et ainsi plus sensible au confort de la muqueuse du fondement que les populations jeunes, plus indifférentes en la matière.

Ainsi, une pratique sanitaire millénaire, oubliée en Europe en même temps que les techniques de l'hydraulique urbaine se perdaient, est en passe de réapparaître et nous en sommes les témoins souvent inconscients.

Le papier hygiénique industriel est un de ces objets banals peu prétentieux de tous les jours dont on sous-estime l'énorme rôle sanitaire dans la société. Le premier brevet d'invention français relatif au papier hygiénique est contemporain des travaux d'urbanisation engagés sous Napoléon III vers 1853. Il était certes connu depuis longtemps mais peu populaire du fait de son coût.

Le rôle involontaire de la presse

C'est l’essor de la presse à grand tirage, vers 1890, qui a répandu l'usage du papier hygiénique au sein des populations pauvres qui ne lisaient ni n’achetaient les journaux. Les nombreux journaux disponibles après 1890 dans les poubelles notamment et recyclés par les chiffonniers ont démocratisé un usage secondaire du papier journal... Ultime destin des journaux pendant près de 50 ans...

D'ailleurs, d’après nous, ce papier journal est la cause principale de la diminution des maladies à transmission fécale au début du 20ᵉ siècle (typhoïde, dysenterie, paratyphoïde...). La médecine, vers 1900, bien que déjà très avancée au point de vue bactériologique, ne disposait d'aucun moyen pour lutter efficacement contre les maladies bactériennes. La contamination des populations avait lieu par l'intermédiaire des doigts souillés lors de la toilette anale directe. La pratique qui consiste à se laver les mains après défécation était peu répandue au sein des classes modestes, par méconnaissance ou insouciance, mais aussi et surtout par manque de locaux adéquats et du fait du prix élevé du savon. Il n’existait en somme aucune barrière à la contamination bactérienne collective. C’est l'usage généralisé au début du 20ᵉ siècle du papier journal comme aniterge (torche-cul) qui a créé une barrière mécanique à la contamination des doigts et donc a contribué à la diminution remarquable des maladies à contamination fécale. Dater cette révolution hygiénique reste difficile parce que l'ensemble de la population n’a pas évolué en même temps. Cette amélioration sanitaire de la population est une tendance générale perceptible sur plusieurs décennies.

Nous pensons que l’usage du papier hygiénique, papier journal, s’est généralisé, c’est-à-dire qu'il a concerné une majorité de la population prolétaire, dans les villes d’abord, et à partir des années 1900. La presse quotidienne a donc, à notre avis, joué un rôle important en rendant un service aussi important qu'imprévu, et qu’elle a omis de faire payer !

Les Forica sont un symbole emblématique de l'hygiène publique des villes avec leurs trois composantes principales :

  • • La notion de tout-à-l'égout, à savoir propreté de la ville ;
  • • Toilettes anales à l’eau, qui implique propreté apparente des usagers ;
  • • Effet d’émulation vers le luxe des toilettes signifiant rejet du négligé et du sordide, là aussi effets sur les mœurs.

Elles posent toutefois des problèmes sanitaires qui n’ont été compris qu’avec la révolution pastorienne : l'insuffisance sanitaire de la toilette anale à l'eau qui atténue, mais n’élimine pas, la contamination fécale des doigts, problème résolu par le papier hygiénique et la nécessité d’épurer les eaux d’égout, voire de désinfecter les eaux épurées.

[Photo : Forica trophée en fonte plaquée or, conception Bernard Védry.]
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