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À quelques dizaines de kilomètres de Djibouti, on peut fouler le socle d’un océan en pleine gestation. Au fond du golfe de Tadjoura, un effondrement a provoqué il y a 1 million d’années la formation d'une dépression terrestre à 157 mètres en dessous du niveau de la mer. Cette dépression constitue le point le plus bas du continent africain et le troisième du monde après la Mer Morte (-408 mètres) et le Lac Tibériade (-208 mètres). À titre de comparaison, les dépressions américaines les plus importantes n’excèdent pas -90 mètres (Lac Salton) ou -85 mètres (Vallée de la Mort). Quant au continent européen, il se limite aux -8 mètres des polders hollandais.
Selon certains géologues, à des époques reculées, le lac Assal communiquait avec le Goubet-al-Kharab et la baie de Tadjoura. Malgré cela, Assal était un lac d'eau douce, essentiellement alimenté par les écoulements des oueds. Mais,
[Photo : D’une superficie de 54 km², le lac est presque entièrement desséché et laisse à découvert, sur toute la partie ouest, des millions de tonnes de sel sous forme d’une banquise de sel humide.]
Du fait de l’asséchement progressif du climat, l’alimentation en eau douce a cessé. Seule a subsisté l’alimentation en eau de mer, grâce à des circulations d’eau de mer le long de failles d’extension qui affectent cette région du rift africain. De nos jours, le lac Assal n'est séparé de la mer que par une zone volcanique de 7 kilomètres. Une zone en pleine effervescence. Car, en s'écartant les unes des autres de plusieurs centimètres par an, les plaques nubienne, somalienne et arabe donnent peu à peu naissance à une immense dépression. Des phénomènes géologiques uniques, liés à la dérive des continents, ont notamment provoqué l’apparition de l’Ardoukoba, le dernier né des volcans de la planète, apparu entre le 7 et le 14 novembre 1978. L’apparition de ce volcan a une signification importante : il est la preuve concrète de l’écartement continu des continents. C’est aussi la preuve, selon les scientifiques, que toute cette zone deviendra un futur océan, l’océan Érythréen, qui sera dans quelques millions d’années presque aussi important que l’océan Atlantique.
Un lac alimenté par des sources thermales
La région du lac Assal est sans conteste l’une des plus chaudes de la planète avec des températures pouvant atteindre 60 °C. La lumière et surtout la réverbération sont telles qu’il est difficile, en pleine journée, d’ouvrir les yeux. Entouré de montagnes abruptes, mornes et désolées, ce n’est, pour ainsi dire, qu’un gigantesque réservoir de sel. Car l’eau du lac est si salée que la vie y est presque absente. Sous cette dépression, la croûte terrestre n’a que cinq kilomètres d’épaisseur. Des volcans, dont la lave borde le lac, sont situés dans la partie est. De nombreuses sources thermales, tièdes (40 °C) et très salées, résultant des infiltrations d’eau de mer venant à travers les fissures de la lave depuis le Ghoubet el Kharab, apparaissent à l’embouchure de l’oued Daffareh et s’écoulent dans le lac. Mais l’apport de ces sources et les crues ponctuelles des nombreux oueds qui aboutissent dans le lac ne suffisent pas à compenser l’évaporation intense dont Assal est le siège. Du fait des fortes chaleurs qui règnent au sein de cette dépression, l’eau s’évapore rapidement et le sel se dépose.
Cette évaporation a pour résultat d’abaisser insensiblement son niveau et d’augmenter sa teneur en sel qui avoisine déjà les 330 grammes de sels divers par litre. La profondeur du lac n’est que de 40 m. D’une superficie de 54 km², le lac est presque entièrement desséché et laisse à découvert, sur toute la partie ouest, des millions de tonnes de sel sous la forme d’une banquise de sel humide, semblable à la banquise d’un paysage arctique, longue de plus de 10 kilomètres et épaisse de 60 mètres. Depuis des siècles, les caravanes de nomades Afars de la région viennent y chercher du sel pour le transporter vers les hauts plateaux éthiopiens. Leurs caravanes de chameaux partent ensuite vendre l’or blanc en Éthiopie et le troquent contre des vêtements et des denrées alimentaires. Mais depuis 1996, la guerre du sel fait rage sur la banquise du lac.
La guerre du sel
Une exploitation à l’échelle industrielle s’est peu à peu organisée : la récolte du sel se fait désormais avec des bulldozers et le transport s’effectue par camions.
Deux éléments ont récemment transformé l’écosystème du lac Assal. À commencer par son accessibilité. Depuis toujours, un unique sentier étroit et rocailleux faisait de l’étape du lac Assal un moment très difficile et brûlant. D’où les descriptions apocalyptiques qu’en firent les premiers explorateurs européens, dont l’écrivain Joseph Kessel en 1931.
[Photo : L’évaporation intense qui règne dans la région a pour résultat d’abaisser le niveau du lac et d’augmenter sa teneur en sel qui avoisine les 330 grammes de sels par litre.]
[Photo : Depuis des siècles, les caravanes de nomades Afars de la région viennent y chercher le sel pour le transporter vers les hauts plateaux éthiopiens.]
Pendant la période coloniale, une piste permettant de joindre Djibouti au nord du pays fut tracée, mais elle restait difficile et, comme elle évitait le lac, la randonnée restait longue et pénible. Le lieu restait donc peu fréquenté. La création d’une route viabilisée en 1986 a complètement changé la donne. Une bretelle d’une quinzaine de kilomètres, raccordée à la route principale, a placé le lac Assal à moins d’une centaine de kilomètres de Djibouti, c’est-à-dire à moins de deux heures de voiture. Autrefois peu fréquenté, le lac Assal est peu à peu devenu un haut lieu du tourisme.
Le contexte politique local a également contribué à désenclaver la région. Les tensions entre l’Éthiopie et l’Érythrée indépendante ont redonné à la République de Djibouti un rôle de premier plan pour l’approvisionnement et les débouchés maritimes de l’Éthiopie. L’exploitation des salines a également pris une importance jusque-là méconnue et les Djiboutiens ont récemment décidé d’exploiter le sel à l’échelle industrielle. Sur la belle étendue pure et salée qui faisait rêver les touristes, se pressent désormais des bulldozers, camions et des centaines de travailleurs remplissant des milliers de sacs de sel entassés sur toute l’étendue de la saline. Ainsi, la route a rendu possible l’accès à ce lieu jusque-là peu accessible et maintenant facilement exploitable.
[Encart : Les océans : l’étape finale de l’évolution des rifts continentaux
On distingue généralement trois grands groupes de lacs : les lacs dont l’origine relève de la géodynamique interne, les lacs d’origine volcanique et les lacs d’origine tectonique. Le lac Assal appartient à cette dernière catégorie, dont l’existence est directement associée au jeu de failles qui se localisent en position de grabens. Le rifting, qui désigne le processus conduisant à la séparation des masses continentales, est une étape brève, de l’ordre de quelques millions d’années par rapport à la durée de vie d’un océan auquel il donnera souvent naissance. Car tous les océans furent, à leur naissance, des rifts. Il suffit pour s’en rendre compte de refermer progressivement l’océan Atlantique pour constater l’assemblage parfait des plaques Amérique à l’ouest et Europe-Afrique à l’est. Comme cette séparation initiale dure relativement peu de temps, il n’existe que très peu de rifts en cours de formation. Le rift d’Assal est pourtant l’un d’eux. Le rift Baïkal, qui deviendra sans doute la « Mer de Sibérie », en est un autre.
Dans quelques millions d’années, l’océan Érythréen aura modifié les structures géologiques actuelles. La communication entre la Mer Rouge et l’océan Indien passera par la dépression Afar. Le futur océan Érythréen entrera en expansion, affectant la zone de Suez, et permettra d’établir une communication avec la Méditerranée, rétrécie par la remontée de l’Afrique vers l’Europe. Ce processus aboutira à l’isolement d’un nouveau continent Est Africain.]
L’exploitation artisanale et séculaire du sel fait place à une exploitation semi-industrielle qui a bien sûr totalement transformé le site. Actuellement, une dizaine de compagnies installées sur les berges méridionales exploitent approximativement 150 mégatonnes de sel par an. Autre menace pour l’écosystème, le potentiel géothermique du lac Assal, évalué à 500 mégawatts selon une estimation fondée sur quatre forages réalisés par des sociétés étrangères. Plusieurs projets de centrales géothermiques, sur les abords même du lac, sont à l’étude pour alimenter Djibouti en énergie, dont le premier, d’une capacité de 50 MW, a été approuvé en 2013…
[Photo : La création d’une route en 1986 a rendu possible l’accès à ce lieu jusque-là peu accessible.]