La rupture d'un pipeline dans la Crau le 7 août 2009 a été un accident unique en Europe de par l'importance des volumes déversés et sa localisation au coeur d'une réserve naturelle. Deux ans après cet événement, il nous apparaît intéressant de présenter un premier retour d'expérience sur cet accident qui a été un des déclencheurs de l'évolution de la loi sur la sécurité des équipements industriels (arrêté du 20 décembre 2010).
Violaine Ponsin et Yves Guélorget, ICF Environnement
La rupture du pipeline de pétrole brut (d’un diamètre de 40 », soit environ 1 m) de la SPSE (Société du Pipeline Sud-Européen) s'est produite le 7 août 2009 au cœur de la réserve naturelle des Coussouls de Crau, localisée sur la figure 1. Ce pipeline relie initialement le parc de stockage de Fos-sur-Mer (13) au terminal de livraison d’Oberhoffen-sur-Moder (67).
Malgré la fermeture immédiate des vannes de sécurité suite à la chute de pression dans le pipeline, la fuite a entraîné en peu de temps un déversement superficiel de pétrole sur une surface de 5,5 hectares, s’écoulant suivant la topographie du terrain, en particulier selon les voies préférentielles que sont les chemins (figures 2 et 3).
Sur site, des flaques de pétrole sont restées visibles jusqu’à 36 heures après la rupture.
Suite à la propagation latérale, le pétrole s’est infiltré dans les cailloutis de surface.
Selon le bilan établi par SPSE, un volume de pétrole d’environ 5 400 m³ (soit 4 700 tonnes) s'est répandu.
Un accident majeur dans un contexte exceptionnel
La réserve naturelle des Coussouls de Crau, impactée par la fuite, s'étend sur 7 400 ha morcelés sur la plaine de la Crau (figure 1). Elle abrite l'une des dernières steppes sèches d'Europe, qui doit son visage actuel au pastoralisme (élevage ovin extensif) qui perdure dans la région. La particularité de ce milieu est tributaire d'un équilibre fragile : sans le pâturage annuel des troupeaux, la végétation des Coussouls évoluerait et perdrait de sa diversité, et de nombreuses espèces comme le ganga ou le criquet de Crau disparaîtraient. La réserve fait partie du site Natura 2000 Crau Centrale – Crau Sèche créé en janvier 2010 (arrêté du 22 janvier 2010).
Le site se situe dans la Crau de Miramas, qui correspond à la partie sud et est de l'ancien delta de la Durance dans le département des Bouches-du-Rhône. Les forages au droit du site ont montré que les terrains rencontrés sont constitués d’une alternance de cailloutis cimentés (poudingue) et de cailloutis formés de galets et d’une matrice sablo-graveleuse plus ou moins limoneuse (figure 4).
La nappe de la Crau, qui est présente au droit du site à 9 m de profondeur, a une superficie d’environ 520 km². Il s’agit d’une ressource stratégique : dans le SDAGE du bassin Rhône-Méditerranée et Corse, la plaine de Crau est classée parmi « les aquifères patrimoniaux fortement sollicités et dont l'altération poserait des problèmes immédiats pour les importantes populations qui en dépendent ». Plus de 1 200 points d’eau y sont en effet implantés, la plupart pour l’AEP (60 %), le reste se partageant entre usages agricoles (nombreux vergers) et industriels. Le point d’accès à la nappe le plus proche du site est le puits de Figuière, utilisé pour l’abreuvage des moutons, situé à environ 1 300 m au sud-ouest.
Des mesures de gestion qui s’adaptent à l’évolution de la pollution
La migration des hydrocarbures dans le sol et dans la nappe
Le poudingue ne peut pas être considéré comme une barrière géologique imperméable. Il existe en effet localement une grande variation dans la capacité d'infiltration. Lors de la fuite, le pétrole s'est étalé sur la première couche de poudingue puis a continué sa migration verticale par des voies d’écoulement préférentielles jusqu’à la nappe, où il a formé une lentille. La taille de cette lentille est aujourd'hui équivalente à celle de la zone impactée en surface lors de l’accident.
Le panache de polluants dissous observé actuellement est issu de la solubilisation des composés pétroliers en contact direct avec l'eau souterraine. La répartition des fractions aliphatiques et aromatiques dissoutes dans l’eau de la nappe reflète les différences de solubilité par fraction : les composés les plus légers, c’est-à-dire ceux possédant un faible nombre de carbones, sont les plus solubles. Les fractions dominantes dans l'eau sont les fractions C5-C8 pour les composés aliphatiques et C6-C12 pour les composés aromatiques, parmi lesquelles des molécules telles que le benzène.
(figure 5).
La plus grosse partie des hydrocarbures est restée piégée dans la zone non saturée. Cette fraction est très peu mobile car il s’agit d’une saturation résiduelle. Par conséquent, l’extension de la lentille arrive à son terme. Les hydrocarbures se trouvant dans la zone de battement de la nappe sont en revanche plus mobiles et alimentent un panache de polluants par dissolution (figure 6).
Les opérations de dépollution et de confinement
L'ensemble des opérations s'est déroulé en concertation avec tous les acteurs concernés par cette pollution : la Police de l'eau, la DREAL, la réserve naturelle et son conseil scientifique, le Syndicat Mixte d’Étude et de Gestion de la Nappe Phréatique de la Crau, les collectivités locales, le propriétaire du site (le Conseil Général des Bouches-du-Rhône), les experts et contre-experts techniques et judiciaires.
Afin de suivre la remise en état de ce site, un « Comité de suivi technique et environnemental », composé de ces acteurs, a été constitué par le Préfet. Des groupes de travail avec des thématiques spécifiques (eau, pipelines, biodiversité) se réunissent et organisent des visites sur site régulièrement.
SPSE a fait appel, dès les premières heures de l’accident, à la société d’ingénierie et de conseil ICF Environnement, pour l’assister dans la gestion environnementale des conséquences de l’accident, et notamment dans les études de conception, l'ingénierie des travaux de dépollution et le suivi environnemental du site.
Les opérations de récupération du pétrole par SPSE (1) ont commencé en fin de matinée le jour même et ont duré environ 36 h. Le pétrole libre répandu sur le sol, ainsi que le produit résiduel situé au fond de la canalisation, ont été pompés à l'aide de pompes mobiles équipées de citernes (hydrocureurs).
Dans une logique de récupération maximale du produit avant infiltration de celui-ci, le décaissement des terres souillées (2) a commencé moins de 15 jours après l’accident. 46 000 tonnes de terre contenant environ 3 150 tonnes de pétrole ont été retirées. Les terres ont été décapées jusqu’à la première couche de poudingue. L'ensemble des terres a été évacué vers la plateforme multimodale SITA de Bellegarde.
Ces opérations ont été réalisées dans des conditions strictes de sécurité en raison des risques sanitaires, d’explosion et d’incendie. Par conséquent, des pompiers étaient en permanence présents lors
de l’excavation en raison de phénomènes d’auto-inflammation des terres polluées (figure 8).
Après la réparation du pipeline accidenté (figure 9), une deuxième phase de décaissement (4) des terres autour des pipelines (19 000 tonnes) et une troisième phase d'enlèvement (7) des pistes de circulation tracées dans l'urgence (7 500 tonnes) ont été menées.
Un réseau de surveillance de la nappe (3) a été mis en place suite à un arrêté préfectoral fixant, entre autres mesures, le suivi de la nappe.
Constitué initialement de 7 piézomètres, il en compte aujourd’hui une vingtaine faisant l'objet d'un suivi mensuel du niveau et de la qualité des eaux souterraines, ainsi que de la propagation du panache des polluants dissous. Au total, 76 piézomètres ont été forés (figure 10).
Une modélisation hydrogéologique a permis de montrer que la cible la plus proche (le puits d’une bergerie) ne risquait pas d’être atteinte puisque le panache se stabiliserait en amont (figure 11).
Afin de récupérer la phase flottante et de limiter son étalement, un système de pompage-écrémage a été mis en place (4) sur les puits impactés. Il est constitué de deux pompes : la première pompe l'eau qui est ensuite traitée sur charbon actif, la seconde pompe la phase flottante (écrémage) qui est stockée dans une cuve puis recyclée. Les puits sont équipés de ce système lorsque du flottant y est détecté (21 puits actuellement).
Une barrière hydraulique (5) a été installée à titre préventif, pour éviter toute fuite vers l’aval. Elle est constituée de 11 puits de pompage, en aval de la zone de déversement, d'une station de traitement par charbon actif des eaux pompées et de 5 puits de ré-infiltration des eaux traitées.
La zone impactée fonctionne ainsi en circuit fermé, et une migration du panache des polluants dissous est rendue impossible. Le confinement hydraulique et le système de pompage-écrémage ont été choisis car ce sont deux techniques robustes et éprouvées pour les pollutions par hydrocarbures pétroliers.
Le système de pompage-écrémage et la barrière hydraulique sont opérés pour le compte de la SPSE par la société de dépollution Serpol (figure 12).
Ce système a montré très rapidement son efficacité puisqu’en quelques mois, il a permis de faire régresser le panache de pollution dissoute jusqu’aux limites de la zone de déversement.
La zone excavée a été récemment remblayée (6). Le chantier de recouvrement a consisté à transférer en flux tendus du Coussoul vierge disponible sur un carreau d'exploitation d'une carrière proche (figure 13). Il s'agit d’apporter un matériau le plus proche possible du matériau original afin de recréer le milieu et de recouvrir la zone excavée tout en permettant l'infiltration des eaux de pluie. Un programme de recherche en ingénierie écologique de la réhabilitation des sites naturels vient également de débuter avec la mise en place de planches d’essai expérimentales sur le site.
De nombreuses études ont été menées par ICF sur ce site :
- Des campagnes de caractérisation des
milieux sol, eaux souterraines, air, faune, flore ;
- Une évaluation quantitative de l’impact sur la ressource en eau (modélisation) ;
- Une évaluation des risques sanitaires ;
- Un bilan coûts/avantages des différentes techniques de dépollution ;
- Des campagnes d’investigations sur site visant à évaluer la faisabilité d’une gestion de la pollution dissoute des eaux souterraines par l’atténuation naturelle.
L’atténuation naturelle comme mesure de gestion à long terme ?
Les études de faisabilité menées par l’ICF ont montré l’existence d’un zonage d’oxydo-réduction au niveau du panache de polluants dissous avec comme processus dominant la sulfato-réduction (figure 14). Ce zonage est l’expression d’une séquence des processus d’oxydo-réduction, c'est-à-dire de transfert d’électrons depuis des donneurs vers des accepteurs, liée au développement microbien dans la nappe polluée. Les hydrocarbures pétroliers, et de manière générale la matière organique, constituent les donneurs d’électrons. Les micro-organismes dépendent de la présence d’accepteurs d’électrons tels que l’oxygène, les nitrates ou les sulfates dans le milieu naturel pour la production d’énergie et la croissance cellulaire.
Des analyses microbiologiques effectuées sur des prélèvements d’eau de la nappe sous la zone polluée ont permis d’identifier la flore prédominante parmi les micro-organismes cellulaires. Il s’agit des sulfato-bactéries et de flores aérobies (+ anaérobies facultatives). Dans une moindre mesure, des coléno-bactéries en aérobactérie et en flores fongiques (levures et moisissures) ont été identifiées. Les plus fortes colonisations trouvées correspondent à des conditions favorables pour la biodégradation avec une abondance simultanée de sources carbonées et d’accepteurs d’électrons.
Un bilan massique de biodégradation, basé sur la consommation mesurée sur site des principaux accepteurs d’électrons et de flux d’eau souterraine, a été réalisé. Selon ce bilan massique la capacité de biodégradation s’élève au total à 1,2 kg d’hydrocarbures par jour (soit 440 kg/an). Ce bilan, basé sur des hypothèses simplificatrices et ne prenant pas en compte ni la diversité des polluants ni leur plus ou moins grande biodégradabilité et biodisponibilité, montre néanmoins un potentiel de biodégradation intéressant au regard des quantités de pétrole en jeu. Il montre également une dynamisation de la biodégradation liée à l’écoulement forcé et à l’oxygénation de l’eau créée par la boucle de pompage-réinjection.
Le maintien de la barrière hydraulique en aval de la zone de déversement avec pompage et traitement des eaux souterraines, ainsi que le système de pompage-écremage, sont des mesures temporaires (court et moyen terme). Le pompage-écremage ne permet en effet de récupérer que la fraction mobile du pétrole et implique le maintien d’installations.
Cette technique n’a pas de conséquence sur l’importance du transfert de pollution dans la nappe : la pollution résiduelle est suffisante pour alimenter le panache par solubilisation des produits pendant de nombreuses années et l’extension de ce panache est liée à la longueur de la zone impernée.
Ces choix techniques ont donc été faits dans l’attente de la validation d’une solution à long terme. En outre, une excavation complète des zones impactées était techniquement irréalisable en raison de la présence des pipelines, des volumes de sol en jeu et des contraintes du milieu. La suppression des sources de pollution n’étant pas faisable, il faut trouver une solution de maîtrise des impacts sur le long terme.
L’Atténuation Naturelle sous Surveillance (ANS) est une option de traitement et de confinement de la pollution à long terme actuellement envisagée aux vues des résultats des campagnes de mesure citées plus haut. Dans le cas où l’ANS ne serait pas considérée ou acceptée comme une option suffisante de gestion des risques, d’autres mesures plus interventionnistes, telles que l’Atténuation Naturelle Dynamisée ou biostimulation, sont à envisager.
La disponibilité insuffisante des accepteurs d’électrons étant généralement le facteur limitant pour la biodégradation, et c’est le cas ici, le but est d’en apporter en quantité suffisante. Un essai pilote de biostimulation est actuellement en cours avec un objectif de démonstration in situ pour acquérir les données nécessaires à l’évaluation de la faisabilité technique et économique de ce procédé pour une mise en œuvre dans le cadre de la gestion globale de la pollution résiduelle de ce site.
Un programme de recherche pour l’amélioration des outils d’évaluation des processus d’atténuation naturelle va également démarrer prochainement. Ces programmes de recherche utiliseront ce site contraint par un écosystème unique au monde comme site atelier. Ils compléteront l’expérience déjà acquise lors de la gestion de cet accident, en permettant le développement d’outils et de techniques de réhabilitation durable permettant d’atténuer l’impact d’autres accidents technologiques sur des espaces naturels ou des nappes à préserver.