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[Photo : Coupe transversale d'une conduite d'eau de source – 1. Paquet de dreissènes 2. Lymnée 3. Crevette d'eau douce 4. Planorbe]
L’épidémie de fièvre typhoïde que Paris traverse en ce moment appelle une fois de plus l'attention sur les eaux soi-disant potables que l’on nous donne à boire.
Jamais l’intérêt de cette question ne se fait sentir autant que lorsqu’il s’agit de cette maladie, d'autant plus terrible qu’elle frappe les jeunes gens à la force de l'âge. Le bacille d’Eberth, on ne saurait trop le répéter, se transmet uniquement par l’eau, il traverse les filtres avec autant de facilité qu’un clown au travers des cerceaux. Aussi, le seul et unique moyen de s’en débarrasser est-il de faire bouillir l’eau avant de l'absorber : c’est aussi simple que pratique. Malheureusement, la plupart des consommateurs ne veulent pas se donner cette peine et se croient à l'abri en buvant de l’eau de source. Qu’ils se détrompent : le bacille de la fièvre typhoïde, sortant de l’organisme avec les digestions, peut traverser plusieurs
[Photo : Un des ponts-siphons de l'aqueduc de la Dhuis]
couches de terrains et venir ainsi souiller les eaux. L'exemple de la famille de M. Fernet qui a succombé presque tout entière aux atteintes de la fièvre typhoïde est encore dans l'esprit de tous les Parisiens.
L'eau de source d'ailleurs ne contient pas seulement que des microbes, mais encore de vrais animaux. Voyez, par exemple, cette excellente eau de source que Paris a réclamée à si grands cris et qui a fait tant couler d'encre, vous vous imaginez peut-être qu'elle est d'une pureté admirable et qu'avant de pénétrer dans votre gosier, elle n'a jamais reçu la visite d'un seul être vivant? Oh! que vous faites erreur! Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à lire l'intéressant travail qu'un malacologiste de Lyon, M. Locard, a publié. Cet ingénieux naturaliste, sans respect pour les amateurs de l'aquae simplex, s'est donné à tâche de rassembler tous les mollusques que l'on trouve dans les conduites d'eau de la ville de Paris. Ce que les microbes de la Seine vont nous goguenarder maintenant! C'est en effet à faire frémir: il y a là toutes sortes d'escargots aquatiques, telles que les lymnées, les planorbes, les physes, les ancyles, les vivipares, les bythinies, etc., et des sortes de moules, les dreissènes. Et ne croyez pas que ce sont là des petites bêtes, car il y en a qui atteignent le volume de 4 à 5 centimètres cubes. Que deviendrions-nous si nous avalions, sans le savoir, ces petits éléphants en miniature?
Heureusement pour les contribuables, les filtres que l'eau de source est obligée de traverser arrêtent tout ce petit monde et ne lui permettent pas de venir danser une sarabande effrénée dans l'estomac des consommateurs. Mais, ce n'est là qu'une partie de la question économique, car les mollusques ne sont, pas plus que nous, éternels: quand ils viennent à mourir, leur corps se putréfie et les ptomaines, leucomaines, toxines et autres choses en “ines” qu'ils produisent, ne se font pas faute de traverser les pores des filtres, et alors…, j'aime mieux ne pas insister, de peur de donner une excuse facile aux disciples de la dive bouteille. Bien plus, comme je l'ai dit plus haut, les dreissènes sont proches parentes des moules et on sait que celles-ci, sans cause connue, se mettent souvent à devenir toxiques. Qu'est-ce qui nous dit que les dreissènes ne vont pas un beau jour en faire autant? Du coup, l'eau de Seine sera réhabilitée.
Actuellement, pour parer à ces inconvénients multiples, on se contente d'inspecter de temps à autre les conduites d'eau et d'expulser leurs hôtes manu militari. Mais il est bien certain que cela est insuffisant, car à moins de ramoner tous les tuyaux, on y laisse subsister toujours un grand nombre d'individus, qui n'ayant que peu de plaisir dans un endroit aussi uniforme, passent leur temps à se reproduire avec une rapidité sans pareille. Tant et si bien qu'il arrive souvent que les conduites sont obstruées et doivent être débouchées avec force. M. A. Locard propose de mettre dans les bassins d'origine des appâts variés, des fascines, des pierres, pour engager les mollusques à rester au grand jour et de se faire ainsi “cueillir” par les nettoyeurs ad hoc; mais il y a lieu de penser que cela ne serait pas très efficace, car les embryons des mollusques n'ont pas beaucoup de volonté, et, grâce à leur faible taille, se laissent entraîner malgré eux d'ailleurs, dans les tuyaux… comme de jeunes sportsmen.
Comme bien l'on pense, les mollusques des conduites d'eau n'ont pas une origine surnaturelle: ce sont tout simplement quelques-unes des bêtes des environs de Paris qui se sont introduites dans les canaux et s'y sont acclimatées. Mais un modus vivendi si différent de leur habitat originel n’a-t-il pas modifié les animaux en question? C’est là un point que M. Locard a particulièrement étudié et qui n'est pas le moins intéressant de son étude. Les lymnées, les planorbes et les physes ne pouvant pas modifier leur nouveau local à leur gré ont pris le parti le plus sage: celui de se modifier et de s'adapter à leur vie nouvelle.
Ces modifications sont de quatre ordres principaux. Tout d'abord, tous les mollusques des conduites sont de taille beaucoup plus petite que celles de leurs frères qui vivent à l’air libre, ce qui n’a rien d’étonnant, vu l'absence complète de lumière. De plus, la couleur générale est très pâle, comme chez les animaux des cavernes. Mais c'est surtout la rapidité du courant qui a influé sur la forme de nos bêtes: les unes, les moins robustes sans doute, se sont laissées étirer par le fil de l'eau et ont pris un aspect étriqué des plus curieux; les autres, les plus intelligentes, se sont rapetissées, tassées, comme pour offrir le moins de prise au courant. Presque toutes également ont perdu leurs ornements, sont devenues lisses, uniformes, sans trace d'encroutements. Qu'en auraient-ils fait d'ailleurs dans ses sombres repaires? Ce n'est certainement pas avec eux qu'ils auraient charmé les yeux de leurs belles. Quant aux dreissènes, elles se sont attachées solidement
aux parois des conduites, avec des filaments cornés, qu'on appelle le byssus; celui-ci est devenu plus court et plus solide, comme si l'animal avait entendu un titi parisien lui crier le « tiens la rampe, Gugusse ! » cher au cœur de tous les gavroches.
M. Locard n'a étudié que les mollusques des conduites d'eau. Mais il y a certainement d'autres espèces animales tout aussi répugnantes, par exemple des crevettes d'eau douce, des copépodes, etc. Qui n'a eu l'occasion de voir ces petits animaux dans sa carafe ? Rappelons à ce propos qu'il y a quelque temps, les habitants de Rotterdam qui, jusqu'ici, avaient joui d'une eau immaculée, virent tout d'un coup leurs conduites envahies par une petite plante des moins appétissantes. Les Rotterdamois s'émurent et envoyèrent un grand physiologiste, M. Hugo de Vries, explorer leurs tuyaux. C'est ainsi que ce savant découvrit une quantité fantastique d'animaux, depuis des éponges jusqu'à des polypes, des crustacés, et tous se portant à merveille, ainsi que le prouvait leur progéniture nombreuse.
Quant à l'enquête, l'histoire ne dit pas comment elle fut terminée. Il est bien probable que les personnages chargés du service des eaux traitèrent M. de Vries de vieil ignorant et lui firent réintégrer son laboratoire. Quant à l'algue, on l'appela Crenothrix Kuhniana et tout fut dit.
[Photo : Section de l'aqueduc de la Dhuis]
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