La métrologie française de l'après guerre, dans le domaine du contrôle de l'eau par sondes électrochimiques, est numériquement ramenée à l'unité. Il ne reste en effet plus qu'une seule entreprise familiale "franco-française" de fabrication d'électrodes de mesures physico-chimiques et, ironie du destin, sa raison sociale a comme une consonance japonaise. Il s'agit de HEITO. Mais si, comme son fondateur, les autres créateurs d'entreprises de l'époque sont décédés ; il en reste un qui jouit d'une vieillesse sereine après avoir vendu son usine.
Après la libération, en 1945, la France était à reconstruire. Tout manquait et des exigences nouvelles de modernisation s'ajoutaient aux besoins de la reconstruction. Certains étaient déjà dans la production métrologique, comme BERI pour la débitmétrie, BIO-LYON pour des produits de diagnostic biologique et de pH-métrie biomédicale, MECI pour la pH-métrie, mais tout a vraiment démarré avec l’expression de nouveaux besoins liés au développement économique de ce qui deviendra « les trente glorieuses ».
Le temps que l’expression de ces besoins se formalise et que les compétences s’organisent, explique que la plupart de ces entreprises soient apparues entre 1947 et 1949. Et ont atteint une reconnaissance et une notoriété nationale au début des années soixante.
Le grand coup de pouce qui a permis de trouver une vitesse de croisière élevée a été la promulgation de la loi sur l’eau du 16 décembre 1964 et surtout la publication de ses principaux décrets d’applications créant les Agences financières de bassin (devenues Agences de l'eau) et différents services d’étude et de contrôle de la qualité de l'eau tels que les Services Régionaux d’Aménagement des Eaux (SRAE) et les SHC, Services Hydrologiques Centralisateurs.
Parallèlement les services de la police des eaux et les gardes-chefs du Conseil Supérieur de la Pêche (CSP) voyaient leurs moyens renforcés.
Dans un premier temps, de 1965 à 1968, les SRAE et les SHC, respectivement services extérieurs régionaux des ministères
De l’Agriculture et de l’Équipement, se sont équipés pour évaluer les ressources en eau. L’hydrologie quantitative a donc suscité d’importants budgets d’achat et d’installation de débitmètres, limnimètres, moulinets hydrométriques, piézomètres, pluviographes et autres moyens techniques d’évaluation des ressources en eau et de prévision des crues et des étiages. Mais ce suivi hydrologique nouveau mit rapidement en évidence la détérioration souvent grave de la qualité de l'eau des cours d'eau, confirmant ainsi les alarmes depuis longtemps réitérées par les fédérations de pêche et les gardes-chefs du CSP des régions les plus industrialisées. Dès les années 60, les camionnettes-laboratoires des garde-chefs étaient équipées de pH-mètres, oxymètres et conductivimètres autonomes Ponselle. En 1968 le ministère de l’Agriculture confiait aux hydrologues des SRAE la mission de sélectionner 1000 points de contrôle sur les cours d’eau non domaniaux, pour créer un réseau de stations de surveillance de la qualité des eaux de rivières. Conjointement, les SHC du ministère de l’Équipement définissaient un réseau semblable sur les cours d'eau domaniaux. Faute d’une expérience en la matière, les équipements de mesure sur le terrain furent choisis de façon empirique et non concertée. Par contre, les règles d’échantillonnage et d’analyse au laboratoire furent uniformisées et le premier « Inventaire national de la qualité des eaux de rivières » fut réalisé en 1970. Les résultats en furent publiés en 1972, un an après la création du ministère de l’Environnement, que Robert Poujade, premier titulaire de ce ministère qualifia de « ministère de l’impossible »… Entre-temps, dès 1970 les SRAE et les SHC, ainsi que certaines agences de bassin, aménagèrent leurs propres camionnettes-laboratoires. Les SREAE en confièrent l'utilisation aux premières promotions d’hydrobiologistes formés par Jean Verneaux à l'université de Besançon. Ils assuraient les prélèvements pour déterminer les indices biotiques, les mesures physico-chimiques in situ et les analyses de type 1. Dans la décennie 70 d'autres services virent le jour : les SATESE ou services d’assistance technique aux stations d’épuration, la plupart créés par les DDASS, quelquefois par les DDA. Pour l’assistance auprès des responsables des stations d’épuration des effluents industriels, certaines DRIRE s’équipèrent aussi en appareils de mesure. Mais la politique d'incitation à l’autocontrôle industriel des Agences de l'eau les dispensa de s’équiper. Les inspecteurs des « Établissements Classés » n’eurent plus qu’à conseiller les industriels sur les équipements d'autocontrôle de leurs effluents, surtout des débitmètres, des préleveurs et des pH-mètres.
Par ailleurs, il n’y avait pas que la réglementation environnementale pour justifier les équipements de mesures physico-chimiques ; l’évolution des procédés industriels requérait de plus en plus de contrôle en ligne qui ne concernait plus seulement la métrologie dimensionnelle, mais aussi le suivi ponctuel ou continu de paramètres physico-chimiques ou biochimiques. En bref, chaque renforcement des exigences industrielles ou des contraintes contre les pollueurs a favorisé les fabricants d’appareils, mais pas seulement les Français. Dans les années 80, la concurrence internationale commença à être rude et dans les années 90, les normes ISO 9000 départagèrent encore plus durement les petits constructeurs français des sociétés d'instrumentation de taille internationale.
Bien sûr, la métrologie de l'eau ne se limite pas à la mesure des seuls paramètres physico-chimiques que sont le pH, la conductivité ou le débit. Chaque étape du cycle de l'eau dans la nature ou dans celui de l’utilisation domestique et surtout industrielle demande des outils de mesure appropriés, qu'il s’agisse de pluviomètres, humidimètres, piézomètres, tensiomètres agronomiques, etc. Mais si nous abordons le thème dans toute son étendue, ces quelques pages n’y suffiront pas ; c’est un livre qu’il faut écrire pour parler des autres créateurs d’entreprises comme Précis-Mécanique, Jules Richard et quelques autres…
Par courtoisie, et en respectant la chronologie, commençons par une dame, la seule d’ailleurs chef d’entreprise dans ce domaine. Renée Bruneau, née en 1912, fut dans les années 30 la première femme diplômée Ingénieur de l'École de Chimie de Paris (promotion 1936). Elle commença sa carrière chez MECI, dans la division mesures électrochimiques, c’est-à-dire le développement et la fabrication de sondes de pH et de redox pour les mesures de ces paramètres au laboratoire. Dans ces années qui précédèrent la guerre de 39-45, Renée Bruneau avait fait la connaissance d'un jeune aviateur roumain, en stage semble-t-il à Air-France. Lorsque éclate la guerre, le bel aviateur doit regagner immédiatement la Roumanie pour y être incorporé comme pilote militaire. Après la guerre, Renée Bruneau est toujours amoureuse, mais la Roumanie est tombée dans le giron soviétique et les cadres de l'armée roumaine paient le prix de la collaboration avec l'Axe. Mais c'est mal connaître Renée. Elle veut son aviateur, et elle l'aura !
En 1947, elle crée une entreprise « Matériel Electro-Chimique ». La coquille est vide le temps que son amour roumain et son frère s’échappent de façon rocambolesque en survolant la Mer Noire et en gagnant la France via la Turquie. Renée les attend avec un contrat d’embauche en bonne et due forme dans son entreprise, pour qu’ils aient immédiatement un visa. Pour plus de sûreté et peut-être pour respecter les règles sociales de l’époque, Renée épouse son bel aviateur et va rapi-
Rapidement, elle acquiert la notoriété sous le nom de Renée Opran, le nom francisé de son époux.
En 1948, Le Matériel Électro-Chimique a deux employés que « Madame » Opran dirige fermement en les initiant aux secrets de fabrication des piles-étalons et des électrodes de pH et de redox ; l’aviation, même roumaine, mène à tout, et le frère est chimiste comme Renée… La situation d’ex-aviateur réfugié roumain suscitera toute une histoire parallèle à la métrologie électro-chimique, mais ce serait une trop grande digression que de la raconter ici.
La célébrité de Madame Opran, malgré son veuvage en 1979 et jusque vers 1986, sera entretenue à la fois par sa compétence et la qualité de son matériel, mais aussi par une personnalité étonnante qui dut en agacer quelques-uns, mais en fasciner beaucoup plus. Quand je l’ai rencontrée la première fois, à la commission de pH-métrie industrielle de l’UTE, Madame Opran, à 70 ans, avait encore fière allure, même si elle avait le maquillage et une garde-robe aux tons un peu voyants. Elle connaissait tout le monde de la métrologie et de l’analyse et sa cordialité ne l’empêchait pas d’être exigeante et critique sur le fond et sur l’exactitude scientifique. Toujours soucieuse de paraître, même tombée dans la misère et la maladie, un jour elle me fit don, avec une évidente fierté, de son portrait tiré vers 1940 par Harcourt, le photographe des stars de l’époque. La jeune ingénieur chimiste était fort belle. N’ayant pas de charges de famille et gagnant beaucoup d’argent, elle était partout : dans tous les salons professionnels, dans toutes les conférences sur l’électrométrie, la pH-métrie, la chimie industrielle… Dans son carnet voisinaient les adresses des meilleurs hôtels de Milan, d’Athènes ou de Francfort et elle participait régulièrement aux colloques et salons spécialisés.
Sa notoriété lui permit de participer longtemps après sa retraite à diverses commissions techniques et à ne jamais rater un cocktail de conseil d’administration ou d’assemblée générale des différents syndicats et organismes professionnels de la métrologie et de l’électronique. Ses piles-étalons, avant la suprématie de l’électronique des semi-conducteurs, ont été utilisées dans toute l’Europe et même par quelques laboratoires et industriels américains. AOIP, entre autres, les certifiait avant de les commercialiser. Madame Opran, Renée Opran, est morte d’un cancer, dans la misère et la solitude, le 28 octobre 1989. Nous étions deux à son inhumation…
Lorsque j’avais demandé à Laurent Ponselle s’il connaissait Madame Opran, il m’avait répondu affirmativement en ajoutant, les yeux au ciel, « elle est redoutable ». Pour un homme qui était la discrétion et la réserve personnifiées, elle devait en effet être redoutable !
Laurent Ponselle, lui, naquit en 1916. Diplômé Ingénieur Agricole de l’École de Rennes, il débuta sa carrière en 1940 dans les DSA (Direction des Services Agricoles), ancêtres des DDAF. Mais il avait une passion de professeur Tournesol, pour la chimie et l’électrométrie, qui l’amena à quitter l’administration pour la maison Brever puis chez MECI où il croisa sans doute Renée Opran. Discret jusqu’à l’effacement mais indépendant, il ne supporta pas plus ces entreprises que l’administration et, pour être son propre chef, il créa en 1949 les Établissements Ponselle qui étaient une entreprise en nom personnel. Maîtrisant déjà bien le soufflage du verre, il produisait ses premières électrodes de pH connectées à un milli-voltmètre à cadran galvanométrique, comme tous les appareils de mesure de l’époque. Ses anciens collègues agronomes des DSA lui demandèrent de concevoir et fournir un pH-mètre autonome et portable pour le contrôle des eaux de rivière et d’autres mesures sur sites dans le domaine agricole. Il conçut un voltmètre à la fois robuste et précis, alimenté par un des premiers modèles de pile au mercure qui lui donnait une large autonomie de fonctionnement sur le terrain. Il améliora aussi ses électrodes pour associer à cet appareil une sonde de pH combinée, immergeable avec un câble de longueur suffisante.
Liaison scellée dans le manche de la sonde dont la tige et l’ampoule de verre étaient protégées par un tube en plastique crépiné. C’était le premier appareil de mesure électrométrique portable français. Jusque dans les années 60, il n’y en eut pas d’autres sur le marché. Ce premier succès l’amena à concevoir petit à petit la panoplie de terrain qui équipa les DSA, puis les garde-pêche du CSP, puis les SRAE. L’électrode de pH se vit bientôt accompagnée d’une électrode combinée de redox. Puis vinrent le conductivimètre et enfin l’oxymètre tant attendu d’abord par les garde-pêche.
À la fin des années 70, les diodes électroluminescentes puis les cristaux liquides supplantèrent le cadran galvanométrique et les responsables de la surveillance de la qualité des eaux voulurent enregistrer les mesures en continu avec des appareils dont l’autonomie devait être au moins d’une semaine. Le succès de ces appareils étanches à la pluie, autonomes et enregistreurs suscita à son tour la création d’une gamme d’appareils industriels d’extérieur destinés à équiper les stations d’épuration et les postes de surveillance des rejets industriels. La maîtrise technique permit dans les années 80 de réaliser un multiparamètre modulable et autonome dédié au monitoring de rivières, lacs ou sites littoraux. Dans le même temps l’atelier capteurs mettait au point une gamme de capteurs optiques de néphélométrie, turbidité, mesures de poids de boue et détection du voile de boue.
En 1985, à l’occasion du déménagement des sous-sols de la villa de Versailles dans des locaux neufs et spacieux à Viroflay, les Ets Ponselle sont transformés en SARL. À la fin des années 80, à plus de soixante-dix ans, Laurent Ponselle, qui n’a eu d’autre enfant que son entreprise, n’a pas su l’émanciper, en passant à une gestion moderne et choisissant à temps l’option numérique pour l’enregistrement et le traitement des données de mesure fournies par des capteurs très performants, parce que de fabrication artisanale au sens le plus noble du terme. À 74 ans, déjà diminué par la maladie de Parkinson, il passe la main trop tard. Les repreneurs n’ont d’abord pas compris ni les enjeux de l’entreprise ni les attentes de la clientèle fidélisée de Ponselle et ont eu tendance à plumer la poule sans lui donner de grain.
Laurent Ponselle est décédé le 12 septembre 2000, isolé dans sa maladie, après quatre ans d’hospitalisation. Pour tous ceux qui l’ont bien connu ou qui ont travaillé pour lui, il a laissé l’image d’un monsieur strict, toujours tiré à quatre épingles, peu disert, mais en fait d’une grande humanité et beaucoup plus chaleureux et humoriste que sa bonne éducation et sa santé fragile le laissaient transparaître. La SA Ponselle Mesure vient d’être rachetée en mars 2001 par la société Martec, qui récupère ainsi le savoir-faire capteurs que l’équipe, formée par Laurent Ponselle pendant les années 80, a su valoriser malgré les vicissitudes de la dernière décennie.
Le troisième spécialiste français de la pH-métrie qui a aussi eu l’initiative de produire des électrodes à usage industriel dans ces années de la reconstruction fut Pierre Heitzmann. D’une famille d’origine alsacienne, né en 1913 dans les Vosges à Saint-Dié, il avait le caractère réservé et solide des montagnards ; d’apparence austère, il était en réalité profondément humain et généreux. Brillant, après les classes préparatoires à Sainte-Geneviève à Versailles, il intègre Normale Sup. en 1932. Il en sortira agrégé et docteur ès-sciences avec une thèse de chimie sur les fermentations.
Il choisit de rentrer à la Recherche Scientifique et Coloniale qui deviendra plus tard l’ORSTOM et s’établit définitivement à Paris. Il fait la guerre comme officier dans l’artillerie anti-aérienne et vit les restrictions du Paris de l’occupation. Il devient chercheur en biochimie à l’Institut Pasteur, mais il se sent un peu bridé dans les grandes structures.
Il perçoit les nouveaux besoins qui apparaissent en matériel de mesure et met au point le premier pH-mètre à lecture directe avec les lampes électromètre qu’il est désormais possible d’importer des USA. Les premières électrodes sont confectionnées le dimanche après-midi, sur la table de la salle à manger, en mettant à contribution mère, épouse et frères. En 1948 il crée avec son frère Michel, ingénieur Supélec, la sarl HEITO.
En 1949 la société s’installe rue Augereau dans le 7ᵉ arrondissement de Paris, qui restera le siège social jusqu’en 1988. Le démarrage est rapide puisque dès l’année suivante un atelier est ouvert rue Gramme, dans le 15ᵉ arrondissement. Il sera agrandi au fil des ans et regroupera à partir de 1988 tous les services de l’entreprise. En 1959 HEITO devient une SA au moment où Pierre Heitzmann quitte définitivement l’Institut Pasteur et où Michel s’oriente vers la fabrication de pompes en reprenant la société ASTI.
La production de HEITO est centrée sur la pH-métrie pour répondre aux besoins des laboratoires publics et de l’Éducation nationale (lycées et universités). Dans un souci d’indépendance tout est réalisé en interne, y compris la fabrication du verre sensible au pH qui a nécessité une longue mise au point. Pierre Heitzmann s’attire aussi rapidement la clientèle des laboratoires privés tels que ceux de l’agroalimentaire, en spécialisant ses électrodes de pH et de redox pour le contrôle des viandes ou des produits pâteux par exemple. Dès 1955, il propose aussi des appareils de régulation industrielle du pH ou du redox. Comme Laurent Ponselle, il étendra la gamme de ses sondes à la conductivité et à l’oxygène dissous. Par contre, il ne le suivra que dans une moindre mesure sur le secteur des appareils portables en préférant conforter ses positions dans les domaines du laboratoire et du contrôle industriel. En 1975, il appelle son fils Jean-Pierre, ingénieur ISEP, au bureau d’études de HEITO pour améliorer les produits ou en développer d’autres comme la gamme de thermostats miniatures « Vigitherme ».
Pierre Heitzmann décède brutalement en 1980 et son fils assure naturellement la relève. HEITO reste aujourd’hui la seule entreprise familiale, et nationale, de production d’appareils et de sondes électrochimiques dans un univers de la métrologie électrochimique extrêmement concurrentiel et internationalisé, voire mondialisé.
Le benjamin de cette génération entreprenante de chimistes attirés par la métrologie est Jacques Tacussel. Né en 1923 à L’Isle-sur-Sorgue, il fera à Lyon, où sont venues se fixer ses parents, ses études et sa carrière, pour y jouir depuis 1986 d’une confortable retraite. À peine adolescent, il tripote de l’électronique à lampes, comme tous les jeunes fanatiques de radio de l’époque héroïque. En 1937, parallèlement à sa scolarité, il est apprenti électricien et radio-électricien dans une entreprise dont le patron va être mobilisé en 1939. Le jeune homme rentre à la faculté et dès 1942 il apporte son concours de photographe et de radio à la Résistance.
À la Libération en 1944, on le retrouve dans la 1ʳᵉ Armée, aux combats de laquelle il participera jusqu’à Stuttgart en Allemagne. Il ne quittera l’armée qu’au début de 1946 pour reprendre ses études à l’École de Chimie de Lyon. À ce diplôme il ajoutera par la suite un doctorat d’État de physique en électronique, dont il soutiendra la thèse en 1956, à 33 ans. C’est que Jacques Tacussel n’a pas le tempérament à rester sur les bancs de la fac jusqu’au bout de son cursus. La liberté d’entreprendre étant rétablie en 1947, il ne traîne pas et crée, avec sa femme diplômée comme lui, et Mlle Bayle pour la gestion et l’administration, les
Établissements Tacussel.
Comme la future Madame Opran, son ambition est de concevoir et construire des appareillages de mesures de laboratoire dont il a bien perçu le besoin chez son employeur, Rhône-Poulenc où il est rentré comme jeune ingénieur. Cet emploi « nourricier » lui permet aussi d’utiliser et d’étudier les pH-mètres américains Beckman, les seuls alors disponibles sur le marché. Il arrive à se procurer du verre pour électrodes chez Corning aux USA et le confie à M. Bernollin, son premier verrier, pour souffler les électrodes de pH. Puis viennent les électrodes de redox et de conductivité qui requièrent également les compétences de l’ingénieur chimiste et le savoir-faire du verrier.
En 1952 la petite entreprise familiale déménage et recrute deux techniciens. En 1954 elle devient la Société Lyonnaise d’Électronique Appliquée, SOLEA, au statut de SARL, qui deviendra la S.A. SOLEA. Tacussel dont les effectifs croissent régulièrement. Vingt personnes en 1959, une soixantaine en 1972, lors du déménagement rue d’Alsace qui est encore l’adresse actuelle. Un an après, l’effectif est autour de 90 personnes et atteindra 120 personnes à la cession en 1986. À cette date, la société avait un chiffre d’affaires de 35 MF dont un tiers à l’export. De 1947 à 1986, ce sont 120 000 appareils qui ont été commercialisés, dont la pH-métrie représentait les deux tiers. Parmi les grands clients, Rhône-Poulenc, bien sûr, mais aussi tous les centres du CEA, ce que Jacques Tacussel considère comme sa plus belle référence, étant donné son exigence de fiabilité et de précision de la mesure. Sur 4 étages d’usine, l’un était entièrement consacré à la recherche-développement, qui représentait 15 % des dépenses.
C’est grâce à l’équipe de R-D qu’en 59-60, l’arrivée du transistor puis des circuits intégrés sur le marché des composants permet très vite à SOLEA d’intégrer un préampli dans les capteurs.
Toujours soucieux d’être bien informé et de maintenir sa notoriété, J. Tacussel suivait toutes les grandes conférences de métrologie, de physique et d’électrochimie et était membre de la Société Internationale d’Électrochimie et du Comité International de Thermodynamique et de Cinétique Électrochimique (CITCE) et de quelques autres associations scientifiques ou professionnelles.
En 1985, Jacques Tacussel et ses fidèles associés voient l’administration et la finance prendre le pas sur la R-D et songent à une prochaine retraite. En l’absence de successeur direct, c’est la vente de la S.A. qui est envisagée. L’offre la plus sérieuse viendra de la société danoise Radiometer, concurrente, mais néanmoins sympathique consœur. La vente est conclue en 1986, comprenant la licence d’une bonne cinquantaine de brevets. Quinze ans après, à 78 ans, Jacques Tacussel reste d’une activité débordante, toujours curieux des derniers progrès scientifiques et techniques de ses domaines de prédilection.
En tant que personne physique, il paraît être « le dernier des Mohicans » de la pH-métrie et de l’instrumentation électrométrique française de l’après-guerre.
Jean-Louis Mathieu