Au 19ème siècle, les découvreurs de cette bourgade en pleine expansion la décrivait comme un paradis, une succession de paysages idylliques, une nature vierge, foisonnante d'opportunités grâce à ses terres riches et fertiles. Elle n?a pas tardé à devenir l'exact contraire de cet éden paradisiaque. En cause, la relation très particulière que la ville entretient avec l'eau qui a toujours servi à attirer de nouveaux émigrants au bénéfice d'un développement effréné. Cette politique de l'offre a certes permis de faire face au développement de la ville mais elle a aussi peu à peu stérilisé les terres agricoles et les paysages, asséchée les vallées environnantes et fait disparaître le fleuve qui la traversait. Bienvenue à Los Angeles, la ville la plus polluée des États-Unis.
Nous sommes en 1796. Des explorateurs espagnols chargés de tracer une piste allant de San Diego à San Francisco tombent presque par hasard sur cette vallée fertile irriguée par un fleuve qu’ils nomment aussitôt « El Rio de Nuestra Señora la Reina de los Ángeles de Porciuncula ». Comme beaucoup des villes de l’Ouest américain, Los Angeles n’est alors que le poste avancé d’une petite mission religieuse. Année après année, elle se déve-
loppera à la manière d’un pueblo espagnol pour devenir en 1804 une petite ville de 139 habitants. Une petite bourgade au milieu de cet immense désert qu’est alors la Californie, nichée dans une étroite plaine côtière encastrée dans des chaînes montagneuses sur trois côtés.
Les premiers habitants sont pour l’essentiel originaires du Mexique. Leurs terres, arides, sont considérées comme pauvres et impropres à la culture. D’ailleurs, elles demeureront peu connues des habitants de l’est des États-Unis jusqu’au milieu du XIXᵉ siècle. Pour eux, l’ouest est pauvre, constitué d’une succession de déserts de sable. Ce que nous appelons aujourd’hui la Californie n’est-il pas à cette époque nommé Le Grand Désert ?
À partir du milieu du XIXᵉ siècle cependant, les choses commencent à changer. En 1820, les premiers yankees arrivent dans la région. Non pas que le regard sur la région ait changé, mais on vient d’y découvrir de l’or, beaucoup d’or dans le canyon de Placerita, juste en périphérie de la ville… La nouvelle, qui se répand aussitôt comme une traînée de poudre, provoque un afflux massif de chercheurs d’or qu’il faut loger et surtout nourrir. Cet afflux va entraîner le développement de l’agriculture locale mais aussi des chemins de fer permettant ainsi à l’élevage extensif de se mettre en place. L’or, le chemin de fer et l’élevage extensif seront les trois facteurs qui vont désenclaver en moins de trente ans cette immensité désertique. L’afflux de populations transforme la ville de Los Angeles et entraîne la création d’autres centres urbains comme par exemple la ville de Phoenix, créée ex-nihilo simplement grâce à la présence du chemin de fer.
Mais cette croissance effrénée nécessite la réalisation d’aménagements gigantesques pour amener, stocker puis traiter l’élément qui va faire de ce désert en moins d’un siècle l’une des régions les plus riches du monde : l’eau
Toute l’histoire de la Californie en général et de Los Angeles en particulier va découler de cette relation très particulière que la région entretient avec l’eau, l’élément vital qui permettra d’attirer de nouveaux émigrants. Car contrairement au but affiché, les grands transferts d’eau vont moins servir à combler les besoins de la population qu’à attirer de nouveaux émigrants et à rehausser la réputation des promoteurs. De cette relation va également découler la réalisation de grands travaux d’adduction et surtout la généreuse distribution d’une eau rare et de plus en plus lointaine.
Une distribution généreuse d’une eau détournée
Très rapidement, les besoins en termes d’aménagements s’avèrent gigantesques. Avant le début du 20ᵉ siècle, l’eau était captée dans la rivière Los Angeles qui coulait au milieu de la ville. Pour satisfaire des besoins en eau sans cesse croissants, la ville de Los Angeles, située
contrat qui lui arroge l’exclusivité de toutes les sources d’eau.
Au bord du désert Mojave, va racheter les droits d’eau, les fameux « water right » et imposer aux régions alentours un contrat qui lui arroge l'exclusivité de toutes les sources d'eau. Ce contrat, c'est un homme, William Mulholland, qui va le négocier puis l'imposer et assurer le développement de la ville au détriment des provinces alentours.
En tant que directeur de l'agence municipale de l'eau, Mulholland engage dès 1913 la construction du premier aqueduc de Los Angeles. Un ouvrage qui alimente l'agglomération à partir d'un réseau de canaux dont l'extrémité se situe à 375 kilomètres, sur la rivière Owens. Ainsi, dès le début du 20ᵉ siècle, les cours d'eau qui se dirigeaient vers le lac Owens vont être détournés vers Los Angeles par ce réseau, alimentant ainsi la ville et permettant son développement. Mais ce premier des grands transferts d’eau de la région causera une vraie catastrophe écologique. Une décennie seulement plus tard, le lac Owens, ne recevant plus aucun apport d'eau, disparaîtra de la carte, transformant ses 300 km² en une cuvette désolée et poussiéreuse. Quant aux régions avoisinantes autrefois irriguées par le lac, elles se transformeront, au grand désespoir des milliers de petits exploitants agricoles, en un vaste désert aride et stérile. Le pompage d'eau a provoqué l'abaissement de la nappe phréatique, la mortalité d’arbres et l'asséchement des rares zones humides subsistantes.
Ce transfert permettra toutefois à la ville de Los Angeles de bâtir une économie rurale solide. Mais ces infrastructures s'avéreront rapidement insuffisantes. En 1860, la ville dépasse les 5 000 habitants et en 1900 près de 100 000 ! C'est justement vers 1900 que débute la deuxième période d'urbanisation. Cette période, qui durera 25 ans, correspond au rempla-
cement d'une économie rurale par une économie industrielle en expansion, provoquant un quadruplement de la population qui grimpe à un million d'habitants.
Aménagements : de l'audace à l'hérésie
L'afflux de nouveaux habitants provoque des tensions de plus en plus vives sur la ressource. L'irrigation gagne des surfaces toujours plus importantes. On s'obstine à encourager des cultures gourmandes en eau dans des zones semi-désertiques, on développe de grandes villes dans les déserts (Phoenix), on arrose sans cesse une multitude de golfs tracés sur les terres les plus arides cernées par les sables (Arizona), on pompe sans compter dans les fleuves et les nappes phréatiques pour satisfaire les besoins d'une industrie toujours plus gourmande (Silicon Valley) ou d'une agriculture intensive, bref on sacrifie les réserves et on n'hésite pas à puiser dans un patrimoine irremplaçable.
Pour satisfaire une demande qui suit aveuglément l'offre, Mulholland préconise des captages toujours plus lointains, toujours plus coûteux et audacieux. En 1941, il ne s'agit rien de moins que de détourner les eaux du Colorado. Les travaux du Hoover Dam et du Colorado Aqueduct River commencent rapidement. La régie municipale de l'eau obtient les financements dont elle a besoin en jouant sur la peur des pénuries. En 1941, l'ensemble des ouvrages sont achevés. Ce deuxième aqueduc parcourt le sud de la Californie intérieure sur 390 kilomètres.
Les opposants à cette politique de consommation effrénée d'eau tenteront bien de s'y opposer mais rien n'y fera, pas plus le dynamitage de l'aqueduc du lac Owens en 1924 que la rupture du barrage Saint-Francis. Le 12 mars 1928 à 11 h 57, le barrage explose littéralement et dévaste tout sur son passage causant 437 victimes. Accident ou attentat ? L'enquête ne permettra pas de conclure formellement et les vagues conclusions des autorités de l'époque n'empêcheront pas la ville de continuer à multiplier durant plusieurs décennies les infrastructures pour collecter toujours plus loin les ressources dont elle a si frénétiquement besoin.
D'une politique de l'offre à une gestion de la demande
Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que s'établisse enfin un consensus entre les autorités, les promoteurs immobiliers, les distributeurs d'eau et la population sur la nécessité d'une politique de l'eau plus durable avec, à la clé, le vote de lois visant à subordonner la croissance urbaine à la disponibilité des ressources en eau, à l'inverse de la politique qui avait été menée jusqu'à présent. L'État se dote enfin d'un arsenal régle-
mentaire destiné à mettre en place une gestion plus rationnelle de l'eau. Depuis, un consensus général s'est installé, basé sur la gestion de la demande et la conservation des écosystèmes. Depuis cette époque, il ne s'est plus construit en Californie une seule retenue, ni aucun de ces transferts pourtant annoncés comme inéluctables.
Par contre, les plans de modernisation, de gestion de la demande et d’économie génèrent d’importantes marges de manœuvre compatibles avec le développement accéléré de la dynamique économie californienne.
Mais cette nouvelle politique est-elle vraiment porteuse d'une gestion plus durable de l'eau ? Rien n’est moins sûr. Sur le terrain, certains craignent que les gains réalisés à l’échelle locale grâce à l’économie imposée à chaque projet ne soient compensés à l’échelle de l’État par la multiplication du nombre de projets qu’on aura autorisés pour leur caractère économe...