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Histoire d'eau : Californie : petite et brève histoire d'une ruée vers l'eau

30 juillet 2008 Paru dans le N°313 à la page 110 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET

Au 19ème siècle, les découvreurs de cette bourgade en pleine expansion la décrivait comme un paradis, une succession de paysages idylliques, une nature vierge, foisonnante d'opportunités grâce à ses terres riches et fertiles. Elle n?a pas tardé à devenir l'exact contraire de cet éden paradisiaque. En cause, la relation très particulière que la ville entretient avec l'eau qui a toujours servi à attirer de nouveaux émigrants au bénéfice d'un développement effréné. Cette politique de l'offre a certes permis de faire face au développement de la ville mais elle a aussi peu à peu stérilisé les terres agricoles et les paysages, asséchée les vallées environnantes et fait disparaître le fleuve qui la traversait. Bienvenue à Los Angeles, la ville la plus polluée des États-Unis.

Nous sommes en 1796. Des explorateurs espagnols chargés de tracer une piste allant de San Diego à San Francisco tombent presque par hasard sur cette vallée fertile irriguée par un fleuve qu’ils nomment aussitôt « El Rio de Nuestra Señora la Reina de los Ángeles de Porciuncula ». Comme beaucoup des villes de l’Ouest américain, Los Angeles n’est alors que le poste avancé d’une petite mission religieuse. Année après année, elle se déve-

loppera à la manière d’un pueblo espagnol pour devenir en 1804 une petite ville de 139 habitants. Une petite bourgade au milieu de cet immense désert qu’est alors la Californie, nichée dans une étroite plaine côtière encastrée dans des chaînes montagneuses sur trois côtés.

Les premiers habitants sont pour l’essentiel originaires du Mexique. Leurs terres, arides, sont considérées comme pauvres et impropres à la culture. D’ailleurs, elles demeureront peu connues des habitants de l’est des États-Unis jusqu’au milieu du XIXᵉ siècle. Pour eux, l’ouest est pauvre, constitué d’une succession de déserts de sable. Ce que nous appelons aujourd’hui la Californie n’est-il pas à cette époque nommé Le Grand Désert ?

À partir du milieu du XIXᵉ siècle cependant, les choses commencent à changer. En 1820, les premiers yankees arrivent dans la région. Non pas que le regard sur la région ait changé, mais on vient d’y découvrir de l’or, beaucoup d’or dans le canyon de Placerita, juste en périphérie de la ville… La nouvelle, qui se répand aussitôt comme une traînée de poudre, provoque un afflux massif de chercheurs d’or qu’il faut loger et surtout nourrir. Cet afflux va entraîner le développement de l’agriculture locale mais aussi des chemins de fer permettant ainsi à l’élevage extensif de se mettre en place. L’or, le chemin de fer et l’élevage extensif seront les trois facteurs qui vont désenclaver en moins de trente ans cette immensité désertique. L’afflux de populations transforme la ville de Los Angeles et entraîne la création d’autres centres urbains comme par exemple la ville de Phoenix, créée ex-nihilo simplement grâce à la présence du chemin de fer.

Mais cette croissance effrénée nécessite la réalisation d’aménagements gigantesques pour amener, stocker puis traiter l’élément qui va faire de ce désert en moins d’un siècle l’une des régions les plus riches du monde : l’eau

[Photo : Los Angeles entretient avec l’eau une relation très particulière.]

Toute l’histoire de la Californie en général et de Los Angeles en particulier va découler de cette relation très particulière que la région entretient avec l’eau, l’élément vital qui permettra d’attirer de nouveaux émigrants. Car contrairement au but affiché, les grands transferts d’eau vont moins servir à combler les besoins de la population qu’à attirer de nouveaux émigrants et à rehausser la réputation des promoteurs. De cette relation va également découler la réalisation de grands travaux d’adduction et surtout la généreuse distribution d’une eau rare et de plus en plus lointaine.

Une distribution généreuse d’une eau détournée

Très rapidement, les besoins en termes d’aménagements s’avèrent gigantesques. Avant le début du 20ᵉ siècle, l’eau était captée dans la rivière Los Angeles qui coulait au milieu de la ville. Pour satisfaire des besoins en eau sans cesse croissants, la ville de Los Angeles, située

contrat qui lui arroge l’exclusivité de toutes les sources d’eau.

[Encart : Le lac Mono échappera-t-il à la catastrophe écologique ? Enchâssé à près de 2 000 mètres d’altitude dans un bassin d’effondrement volcanique de quelque 22 kilomètres de diamètre, le lac Mono fait aujourd’hui figure de miracle. C’est pourtant l’un des lacs les plus anciens du monde : les géologues pensent que le lac Mono est ce qu’il reste d’une mer emprisonnée à l’intérieur des terres voici 700 000 à 1 000 000 d’années. Il faisait partie à l’époque glaciaire d’un long réseau qui s’étendait le long de la vallée de l’Owens jusqu’au Désert Mojave. Aux époques de hautes eaux, son trop-plein contribuait, avec la rivière Mojave, à former un grand lac dans la Vallée de la Mort. Mais en 1942, Los Angeles, assoiffée, commence à exploiter non les eaux du lac qui sont salées, mais les torrents qui l’alimentent, en achetant les terrains alentours. Résultat, en moins de 50 ans, le niveau du lac baisse de 14 mètres et perd la moitié de son volume. Des îles sur lesquelles nichent des oiseaux se retrouvent reliées à la terre à portée des prédateurs. La concentration en sel s’accroît empêchant, à première vue, le développement de toute forme de vie dans le lac. On découvrira en fait bien plus tard que des formes de vies hors du commun existent dans le lac Mono. Des conditions semblables à celles qui auraient régné sur Mars il y a plusieurs millions d’années… Mais ce n’est pas pour cette raison qu’après une longue bataille judiciaire, une autorité d’arbitrage obtient en 1994 la révision des droits de prélèvement de Los Angeles. La ville est priée de diminuer ses prélèvements. Objectif : sauver le lac et faire remonter le niveau de six mètres en 20 ans. Aujourd’hui, les torrents ont recommencé à couler et la reconquête paraît réalisable. Le lac ne retrouvera pas son niveau d’autrefois mais son avenir semble de nouveau assuré et les hautes colonnes de tufs, tombeaux de nombreux microfossiles que la baisse du niveau des eaux du lac avait mis à jour devraient disparaître à nouveau de la vue des hommes.]
[Photo : L’agence municipale de l’eau va engager dès 1913 la construction du premier aqueduc de Los Angeles. Un ouvrage qui alimente l’agglomération à partir d’un réseau de canaux dont l’extrémité se situe à 375 kilomètres, sur la rivière Owens.]

Au bord du désert Mojave, va racheter les droits d’eau, les fameux « water right » et imposer aux régions alentours un contrat qui lui arroge l'exclusivité de toutes les sources d'eau. Ce contrat, c'est un homme, William Mulholland, qui va le négocier puis l'imposer et assurer le développement de la ville au détriment des provinces alentours.

En tant que directeur de l'agence municipale de l'eau, Mulholland engage dès 1913 la construction du premier aqueduc de Los Angeles. Un ouvrage qui alimente l'agglomération à partir d'un réseau de canaux dont l'extrémité se situe à 375 kilomètres, sur la rivière Owens. Ainsi, dès le début du 20ᵉ siècle, les cours d'eau qui se dirigeaient vers le lac Owens vont être détournés vers Los Angeles par ce réseau, alimentant ainsi la ville et permettant son développement. Mais ce premier des grands transferts d’eau de la région causera une vraie catastrophe écologique. Une décennie seulement plus tard, le lac Owens, ne recevant plus aucun apport d'eau, disparaîtra de la carte, transformant ses 300 km² en une cuvette désolée et poussiéreuse. Quant aux régions avoisinantes autrefois irriguées par le lac, elles se transformeront, au grand désespoir des milliers de petits exploitants agricoles, en un vaste désert aride et stérile. Le pompage d'eau a provoqué l'abaissement de la nappe phréatique, la mortalité d’arbres et l'asséchement des rares zones humides subsistantes.

[Encart : Destruction d’un fleuve et de ses zones humides : mode d’emploi Le fleuve Los Angeles, dont la ville tient son nom, a toujours été capricieux et imprévisible. En 1914, 1934 et 1938, de multiples inondations ont ravagé la ville, détruisant routes, ponts, commerces et habitations. En 1938, une gigantesque inondation a même transformé une partie de la vallée en mer intérieure. Pour conjurer ces risques, le choix a été fait de canaliser le fleuve dans un carcan de béton. Autrefois plein de vie, il a rapidement pris la forme d'un canal au débit irrégulier, souvent asséché, ressemblant la plupart du temps à une voie rapide bordée de berges en béton. L'encastrement de la rivière a complètement détruit la faune et la flore d'un fleuve devenu totalement stérile. L'insistance des émigrants à implanter la ville au sein d'une plaine inondable les a conduits à sacrifier le fleuve et ses zones humides.]

Ce transfert permettra toutefois à la ville de Los Angeles de bâtir une économie rurale solide. Mais ces infrastructures s'avéreront rapidement insuffisantes. En 1860, la ville dépasse les 5 000 habitants et en 1900 près de 100 000 ! C'est justement vers 1900 que débute la deuxième période d'urbanisation. Cette période, qui durera 25 ans, correspond au rempla-

[Photo : Les opposants à cette politique de consommation effrénée d'eau tenteront bien de s’y opposer mais rien n'y fera, pas plus le dynamitage de l'aqueduc du lac Owens en 1924 que la rupture du barrage Saint-Francis, ci-dessus avant et après la catastrophe. Le 12 mars 1928 à 11 h 57, le barrage explose littéralement et dévaste tout sur son passage causant quelques 450 victimes. Accident ou attentat ? L’enquête ne permettra pas de conclure formellement.]

cement d'une économie rurale par une économie industrielle en expansion, provoquant un quadruplement de la population qui grimpe à un million d'habitants.

Aménagements : de l'audace à l'hérésie

L'afflux de nouveaux habitants provoque des tensions de plus en plus vives sur la ressource. L'irrigation gagne des surfaces toujours plus importantes. On s'obstine à encourager des cultures gourmandes en eau dans des zones semi-désertiques, on développe de grandes villes dans les déserts (Phoenix), on arrose sans cesse une multitude de golfs tracés sur les terres les plus arides cernées par les sables (Arizona), on pompe sans compter dans les fleuves et les nappes phréatiques pour satisfaire les besoins d'une industrie toujours plus gourmande (Silicon Valley) ou d'une agriculture intensive, bref on sacrifie les réserves et on n'hésite pas à puiser dans un patrimoine irremplaçable.

Pour satisfaire une demande qui suit aveuglément l'offre, Mulholland préconise des captages toujours plus lointains, toujours plus coûteux et audacieux. En 1941, il ne s'agit rien de moins que de détourner les eaux du Colorado. Les travaux du Hoover Dam et du Colorado Aqueduct River commencent rapidement. La régie municipale de l'eau obtient les financements dont elle a besoin en jouant sur la peur des pénuries. En 1941, l'ensemble des ouvrages sont achevés. Ce deuxième aqueduc parcourt le sud de la Californie intérieure sur 390 kilomètres.

Les opposants à cette politique de consommation effrénée d'eau tenteront bien de s'y opposer mais rien n'y fera, pas plus le dynamitage de l'aqueduc du lac Owens en 1924 que la rupture du barrage Saint-Francis. Le 12 mars 1928 à 11 h 57, le barrage explose littéralement et dévaste tout sur son passage causant 437 victimes. Accident ou attentat ? L'enquête ne permettra pas de conclure formellement et les vagues conclusions des autorités de l'époque n'empêcheront pas la ville de continuer à multiplier durant plusieurs décennies les infrastructures pour collecter toujours plus loin les ressources dont elle a si frénétiquement besoin.

[Photo : Los Angeles continuera à multiplier durant plusieurs décennies les infrastructures pour collecter toujours plus loin les ressources dont elle a si frénétiquement besoin.]
[Encart : Quand Las Vegas invente le développement intenable C'est un paradoxe tout américain. Située dans l'un des territoires les plus arides des États-Unis, Las Vegas est aussi la ville américaine qui consomme le plus d'eau : près de 1 000 litres par personne et par jour ! Malgré la sécheresse omniprésente, l'eau est partout. Jardins, parcs, golfs, piscines, les aberrations aquatiques se multiplient sans que rien n'étanche la soif de la capitale mondiale du jeu. Surtout pas le lac Mead, ce lac artificiel créé par le barrage Hoover sur le Colorado dans les années 1930 dont la ville dépend à 90 %. Cette retenue d'environ 45 km³ ne suffit plus à alimenter les besoins effrénés de la cité dont le nombre d'habitants croît aujourd'hui encore de 7 000 par mois. Selon nombre de chercheurs, le lac Mead pourrait être asséché dès 2020... Loin d'envisager la mise en place d'un dispositif de régulation, les autorités projettent la construction d'un pipe-line pour acheminer l'eau d'un gigantesque aquifère situé à 500 kilomètres au nord. Mais malgré son coût (3 milliards de dollars) qui n'effraie pas les autorités de l'une des villes les plus riches du monde, les oppositions sont nombreuses, notamment de la part d'agriculteurs ou d'éleveurs qui ne veulent pas subir le sort de leurs ancêtres à Los Angeles. Las Vegas parviendra-t-elle à faire main basse sur cette ressource ? C'est probable car dans cette bataille, la ville ne joue ni plus ni moins que sa survie. Et on n'imagine mal que quelques communautés locales puissent tenir longtemps la dragée haute à la capitale mondiale du jeu.]

D'une politique de l'offre à une gestion de la demande

Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que s'établisse enfin un consensus entre les autorités, les promoteurs immobiliers, les distributeurs d'eau et la population sur la nécessité d'une politique de l'eau plus durable avec, à la clé, le vote de lois visant à subordonner la croissance urbaine à la disponibilité des ressources en eau, à l'inverse de la politique qui avait été menée jusqu'à présent. L'État se dote enfin d'un arsenal régle-

[Photo : Vue de ce qu’il reste du lac Owens en août 2007, vingt ans après qu’un consensus s’est enfin établi entre les autorités, les promoteurs immobiliers, les distributeurs d’eau et la population sur la nécessité d’une politique de l’eau plus durable.]

mentaire destiné à mettre en place une gestion plus rationnelle de l'eau. Depuis, un consensus général s'est installé, basé sur la gestion de la demande et la conservation des écosystèmes. Depuis cette époque, il ne s'est plus construit en Californie une seule retenue, ni aucun de ces transferts pourtant annoncés comme inéluctables.

Par contre, les plans de modernisation, de gestion de la demande et d’économie génèrent d’importantes marges de manœuvre compatibles avec le développement accéléré de la dynamique économie californienne.

Mais cette nouvelle politique est-elle vraiment porteuse d'une gestion plus durable de l'eau ? Rien n’est moins sûr. Sur le terrain, certains craignent que les gains réalisés à l’échelle locale grâce à l’économie imposée à chaque projet ne soient compensés à l’échelle de l’État par la multiplication du nombre de projets qu’on aura autorisés pour leur caractère économe...

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