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Juillet 1892. À Saint Gervais, au carrefour des vallées de l'Arve et du Val Montjoie, c’est la canicule depuis plusieurs semaines déjà. Le village, qui figure déjà parmi les étendus de la région, est aussi le plus dénivelé. Il s'étend de la plaine du Fayet (585 mètres d'altitude) au sommet du Mont Blanc (4 810 mètres), le toit de l'Europe étant situé sur son territoire.
En cette soirée du 11 juillet 1892, dans la vallée, la chaleur paraît encore plus étouffante qu'à l'accoutumée. Au loin, l'orage menace, mêlant ses grondements aux violents craquements qui font vibrer le glacier de Tête Rousse qui surplombe le village. Ses craquements ne sont pas anormaux à cette époque de l'année. Sous l'effet de fortes chaleurs, des périodes de libérations brutales succèdent aux périodes de fortes tensions, libérant de sinistres craquements au fur et à mesure que la glace se dilate. Nul n'est donc en mesure d'imaginer qu'une gigantesque poche d'eau sous-glaciaire s'est formée au sein même du glacier, amplifiée par les récentes fontes dues à la canicule. Totalement invisible, silencieuse, aucun indice ne peut trahir, même aux yeux exercés des montagnards, ni la présence, ni l'augmentation régulière du volume de cette gigantesque masse d'eau.
Enfin, presqu’aucun indice. Car les années précédentes, à cet endroit, s'écoulait une petite cascade qui drainait une bonne partie des eaux issues de la fonte du glacier. La cascade avait bien cessé de couler quelques mois plus tôt, sans doute sous l'effet d'un mouvement de terrain mais nul ne s'en était inquiété. Ces phénomènes qui se déroulent à plus de 3 100 mètres d'altitude ne sont pas rares. Qui aurait pu penser que cette cascade était l'un des plus importants exutoires du glacier ?
Tous les ingrédients du drame qui va se nouer dans quelques heures sont donc
[Photo : En moins de 9 minutes, l'essentiel du drame est consommé. C'est d'abord le hameau du Bionnay, le premier touché, qui est dévasté par la coulée destructrice. Au petit matin, les premiers secours dépêchés sur place constateront que la quasi-totalité du hameau a été rasée.]
réunis sans que personne ne détecte le plus petit signe précurseur.
À 1 h 30 du matin, c’est un véritable coup de tonnerre suivi d'un énorme grondement qui réveille les habitants du hameau du Bionnay situé au-dessus du village de Saint-Gervais.
Un véritable coup de tonnerre suivi d’un énorme grondement
Lorsque survient la catastrophe, tout le monde est plongé dans un profond sommeil. Lorsque l'explosion brutale du lac intra-glaciaire réveille les habitants de Saint-Gervais et des hameaux alentours, il est bien trop tard pour essayer de fuir ou même de se protéger. D'ailleurs, aucun des habitants ne se doute de la nature de la catastrophe qui est en train de se dérouler et de la menace immédiate qui pèse sur eux. Cette menace, c’est une gigantesque vague composée de l’énorme masse d'eau libérée par l’explosion du lac intra-glaciaire !
À ces 200 000 m³ d’eau libérés par une brutale rupture de la poche se sont ajoutés 90 000 m³ de glace qui constituaient le bouchon qui a été expulsé. Toute cette masse en mouvement dévale ensuite l'étroit couloir du Bossonney, en l’érodant si intensément que 800 000 m³ de roches supplémentaires seront mobilisés au cours de cette descente infernale !
Le résultat en sera une énorme vague constituée d'eau, de boues, de roches et de matériaux érodés qui dévalera la vallée à une vitesse de 14 mètres à la seconde…
En moins de 9 minutes, l'essentiel du drame est consommé. C'est d’abord le hameau du Bionnay, le premier touché, qui est dévasté par la coulée destructrice. Au petit matin, les premiers secours dépêchés sur place constateront que la quasi-totalité du hameau a été rasée. La plupart des maisons de bois ont été pulvérisées par une vague meurtrière de plus de 9 mètres de haut.
Après le hameau du Bionnay, la vague continue sa course macabre vers le bas de la vallée. Moins de 2 minutes plus tard, elle atteint l’établissement thermal de Saint-Gervais qu'elle dévaste entièrement avant de finir sa course en aval jusqu'à l'altitude de 600 m, en abandonnant sur place quelque 600 000 m³ de matériaux arrachés à la montagne…
Lorsque le petit matin permet d’appréhender l'immensité du désastre, c'est un spectacle effroyable qui s’offre aux regards.
Un spectacle effroyable
La désolation est partout. Du jadis charmant hameau de Bionnay, il ne reste plus rien à l'exception de quelques chalets suffisamment excentrés pour avoir été épargnés par la vague.
Du centre thermal de Saint-Gervais, il ne subsiste qu'une aile, l’essentiel des bâtiments ayant été balayés comme des fétus de paille en l’espace de quelques secondes par la coulée. Les bâtiments épargnés par le gros de la vague ont quant à eux été envahis par les eaux jusqu’au deuxième étage.
[Photo : Du centre thermal de Saint-Gervais, il ne reste plus grand-chose, l’essentiel des bâtiments ayant été balayés comme des fétus de paille en l’espace de quelques secondes par la coulée. Les bâtiments épargnés par le gros de la vague ont quant à eux été envahis par les eaux jusqu’au deuxième étage.]
ments ayant été balayés comme des fétus de paille en l'espace de quelques secondes par la coulée. Les bâtiments épargnés par le gros de la vague ont quant à eux été envahis par les eaux jusqu’au deuxième étage.
Quant au hameau du Fayet, il a en grande partie été balayé par les gigantesques blocs rocheux charriés par le flot ravageur. Sur les bords de la coulée empruntée par le torrent destructeur gisent de nombreux cadavres meurtris et désarticulés, pour la plupart méconnaissables.
[Photo : La catastrophe de Saint-Gervais.]
Plusieurs jours seront nécessaires pour établir un premier bilan à 159 victimes.
En réalité, c'est 175 personnes qui trouveront la mort au cours de cette nuit tragique du 11 au 12 juillet 1892. Car poursuivant son chemin, la crue viendra grossir l'Arve, allant jusqu’à provoquer l'arrivée d'un flot semblable à un mascaret jusqu’à Bonneville à 4 heures du matin. Plusieurs jours après la catastrophe, des victimes seront même retrouvées jusqu’à Genève...
Six mois seront nécessaires pour comprendre les causes de la catastrophe. L'enquête établira que l'origine de la poche qui s'est rompue était due à un effet de barrage de l’écoulement sous-glaciaire au niveau d'un seuil rocheux.
En quatre mois, une énorme cavité sous-glaciaire s'est créée qui a progressivement débordé du seuil rocheux vers l'aval. Lorsque la pression exercée par l’eau sur la glace a été trop importante, la partie de glace jouant le rôle de bouchon a été arrachée et pulvérisée. Le départ de l’eau accumulée dans la cavité sous-glaciaire a alors provoqué l'effondrement de la voûte amont qui la surmontait.
Pour éviter que ne se reproduise une catastrophe de ce type, les enquêteurs préconisèrent la construction rapide d’un tunnel de drainage censé permettre à l’eau du glacier de s’évacuer progressivement. Mal situé, ce premier ouvrage s'avéra inutile.
Il fut donc décidé d’en construire un second à une altitude moins importante. Achevé en 1904, cet ouvrage permit d'évacuer aussitôt les 22 000 m³ d'eau qui s’étaient progressivement réaccumulés depuis 1892 dans la sinistre crevasse...
[Photo : Vue de la cavité qui contenait la poche d’eau à l’origine de la catastrophe.]