Étroitement lié à l'histoire égyptienne pendant des millénaires, le canal de Suez, trait d'union entre l'Orient et l'Occident, voie commerciale stratégique vers l'est de l'Afrique et le sud de l'Asie, constitue encore aujourd'hui l'une des clés de l'ordre mondial.
C'est une histoire plurimillénaire que celle de ce canal qui unit les eaux de la Méditerranée à celles de la mer Rouge. On en trouve les traces dès l'Antiquité Égyptienne. Des preuves attestent de son existence au moins douze siècles avant Jésus-Christ pendant le règne de Ramsès II ! Si l’on en croit Hérodote, le canal « avait assez de largeur pour que deux trirèmes pussent s'y croiser ». La durée du parcours s'étendait sur quatre jours. Il s'interrompait alors au lac Amer qui était à cette époque encore ouvert sur la mer Rouge. Le canal aurait ensuite été abandonné avant que des travaux de remise en état ne soient entrepris vers 600 av. J.-C. par Nékao II. Les accumulations dunaires isolèrent le lac et le pharaon Nékao II entreprit de rétablir la liaison, sans y parvenir. Le canal fut finalement rouvert par le roi Darius Iᵉʳ et à nouveau restauré par Ptolémée II vers 250 avant Jésus-Christ. Il fut ensuite plusieurs fois ensablé et rouvert au cours des siècles suivants avant qu'il ne soit à nouveau fermé puis abandonné vers 776 par le calife Abbasside al-Mansour pour des raisons d'ordre politique et militaire. Il faudra attendre onze siècles la réouverture de cette voie de passage, trait d'union stratégique entre l'Orient et l'Occident.
Un trait d'union stratégique entre l'Orient et l'Occident
Nous sommes en 1798. Les Français débarquent en Égypte. Au cours d'une promenade dans le désert, Bonaparte retrouve les vestiges de l'ancien canal pharaonique aux environs de Suez. Aussitôt, il relance l'idée d'un canal unissant les eaux de la Méditerranée à la mer Rouge. Il demande à Jacques Marie Le Père, inspecteur divisionnaire des ponts et chaussées, de réaliser un relevé détaillé de l'isthme. Mais en rendant son rapport à Bonaparte devenu entre-temps Premier consul, l'ingénieur conclut à tort à une différence de niveau d'environ 10 mètres entre la mer Rouge et la mer Méditerranée. Le projet est à nouveau abandonné.
En 1846, les Saint-simoniens, adeptes de la pensée de Claude Henri de Saint-Simon, mettent l'accent sur le rôle moteur de la science et de l'industrie. Ils militent pour un canal permettant l'écoulement de flux de marchandises et fondent à l'initiative de leur
chef, Prosper Enfantin, une société d'études visant à promouvoir un projet de canal empruntant le Nil et relié à la mer Rouge. L'idée du percement de l'isthme de Suez se propage en Europe. Dans le même temps, Louis Linant de Bellefonds, brillant ingénieur français au service de l'Égypte, finalise en 1847 un dossier technique d'études complet sur la possibilité de percement de l'isthme de Suez. Le parcours de Linant de Bellefonds, le véritable père du canal de Suez, n'est pas banal. Ce Breton originaire de Lorient, qui finira ministre des travaux publics du vice-roi d'Égypte, s'embarque en 1817 à l'âge de 18 ans en qualité d'élève officier de marine. Il parcourt la Grèce, la Palestine, la Syrie et l'Égypte pour en rapporter dessins et relevés. Au terme de sa mission, Linant, subjugué par l'Égypte, décide de ne pas rentrer en France. Grâce à une recommandation, il entre au service du vice-roi Méhémet Ali et s'oriente peu à peu vers l'hydrographie. En 1822, il se rend dans le nord-est de l'isthme de Suez, examine le tracé de l'ancien canal des pharaons, visite le lac Timsah. En 1823, il revient dans l'isthme, parcourt le désert compris entre le Nil et la mer Rouge puis les rivages de la Méditerranée et étudie les divers canaux qui se déchargent dans le lac Menzaleh. « En 1827 et 1829, écrira-t-il plus tard dans ses Mémoires sur les Principaux Travaux d'utilité publique exécutés en Égypte, je retournai encore dans l'isthme que je visitai de nouveau ainsi que ses environs, et c'est alors que je commençai les premières études d'un projet de communication entre les deux mers. » Au cours des années suivantes, Linant approfondit son projet. Ses études sont bientôt connues dans toute l'Europe. En 1847, il remet à Ferdinand de Lesseps un dossier complet avec plans, relevés et devis. Aussi, lorsque Lesseps arrive en Égypte en novembre 1854, il trouve un dossier quasiment bouclé sur le plan technique. Mais au plan politique la situation est bien différente. Car aucun des ingénieurs qui s'étaient penchés sur le projet n'avait eu la volonté ni les capacités politiques pour le faire avancer. Après d'incessantes démarches et de nombreux voyages, Lesseps obtient le 30 novembre 1854 le premier acte de concession « pour le percement de l'isthme de Suez, l'exploitation d'un passage propre à la grande navigation, la fondation ou l'appropriation de deux entrées suffisantes, l'une sur la Méditerranée, l'autre sur la mer Rouge, et l'établissement d'un ou de deux ports ». Le 5 janvier 1856, il obtient le second acte de concession qui lui confère le droit de construire, d'entretenir et d'exploiter le canal maritime pour une durée de « 99 années, à compter de l'achèvement des travaux et de l'ouverture du canal maritime à la grande navigation ». Les choses sérieuses peuvent commencer. Le 5 novembre 1858, Lesseps fonde la Compagnie universelle du canal maritime de Suez. Le siège social est fixé à Alexandrie et le siège administratif à Paris. Lesseps choisit finalement de ne pas solliciter les banquiers qui lui réclament une participation en échange de leurs concours. Il fait appel à l'épargne publique et ouvre une souscription pour la construction du canal. 25 000 épargnants français, convaincus de l'intérêt de l'entreprise, souscriront et se partageront 52 % du capital avec le vice-roi d'Égypte qui en détiendra 44 %. Le 25 avril 1859, le premier coup de pioche est donné.
Le triomphe de Lesseps
Vingt mille fellahs sont réquisitionnés par l'administration égyptienne et, dès le 18 novembre, les eaux de la Méditerranée atteignent celles du lac Timsah, au nord du tracé du futur canal. Linant de Bellefonds et Lesseps ont choisi un tracé rectiligne entre Méditerranée et mer Rouge. C'est le plus direct mais aussi le plus difficile car il traverse des zones totalement désertiques. Au nord, une côte marécageuse sans port ni abri. Au sud, quelques villages de pêcheurs. Entre les deux, le désert, pas un point d'eau, pas une voie de communication. La première étape consiste donc à alimenter les
chantiers en eau douce.
La compagnie a d'abord recours à des expédients. On fait venir d’Europe quelques distillateurs capables de fournir chacun 5 000 litres d'eau par jour. Mais ils marchent à la vapeur et consomment de l'eau et du charbon. On choisit alors de faire appel à des barques qui amènent l'eau jusqu'à Port-Saïd à travers le lac Menzaléh : la distribution sur les chantiers se fait par chameaux. Mais ces moyens ne suffisent pas à satisfaire une consommation d'environ 16 000 litres d'eau par jour. Il faut se résoudre à faire venir l'eau du Nil dans l'isthme. Après avoir pensé créer une dérivation à partir du Caire, on choisit de créer un canal d'amenée à partir de Zagazig jusqu'à Ismaïlia. En 1862, l'eau douce alimente enfin l'isthme.
Les travaux, divisés en secteurs, sont confiés à une multitude d’entreprises différentes. En 1860, 50 000 pelles et pioches sont commandées en France. L'essentiel du travail se fait à main d'homme. Ce n'est qu'à partir de 1863 que des machines à vapeur, révolutionnaires à l'époque, font leur apparition sur les chantiers : des dragues dérocheuses, des dragues à déversoir, des excavatrices sont mises en place. Le canal, commencé avec des pelles et des pioches, se poursuit grâce à la vapeur.
Pour la première fois dans l'histoire, sur la terre des pyramides, la machine remplace les hommes sur une grande échelle. Au total 1,5 million d’Égyptiens participeront à la construction du canal. 120 000 n'y survivront pas, principalement à cause du choléra.
Des villes nouvelles naissent dans le désert : Port-Saïd sur la Méditerranée, Suez sur la mer Rouge, ainsi qu'Ismaïlia, entre les deux.
Du 17 au 20 novembre 1869, le canal de Suez est inauguré en présence de l'Impératrice Eugénie et de la plupart des chefs de gouvernements européens. Lesseps triomphe. Les Anglais ne peuvent que constater le succès d'un projet qu'ils ont tant décrié. Mais ils vont suivre de près les destinées du canal car la simple reconnaissance de l'égalité commerciale avec les autres puissances ne leur suffit pas. L'importance qu'ils accordent à la route des Indes les conduit à revendiquer un statut plus favorable qu'ils parviendront rapidement à obtenir.
En novembre 1875, l'Égypte connaît des difficultés financières qui la contraignent à vendre les 177 000 actions qu'elle possédait sur les 400 000 constituant le capital initial. La Grande-Bretagne saisit l’opportunité et achète les précieuses actions s'introduisant ainsi en force dans la Compagnie. Le condominium financier que Paris et Londres établissent fonctionnera pendant près d'une centaine d'années.
En octobre 1888, la convention de Constantinople confirme la neutralité du canal, déclaré « libre et ouvert, en temps de guerre comme en temps de paix, à tout navire de commerce, sans distinction de pavillon ». Jusqu'au 26 juillet 1956. Ce jour-là, Nasser
prononce un discours à Alexandrie, sa ville natale.
La crise de Suez
Pendant plus de deux heures, Nasser en appelle à la dignité des Égyptiens et, à la surprise de son auditoire, le président égyptien cite à treize reprises le nom de Ferdinand de Lesseps. On apprendra plus tard que ce nom était un code, le signal pour le déclenchement d'opérations conduites par les soldats égyptiens pour la prise de contrôle du canal. À la fin de son discours, Nasser déclare d'ailleurs : « À cette minute même, des fils de l'Égypte assurent le contrôle de la Compagnie du canal de Suez, de ses installations et de la direction du trafic ». Effectivement, l'opération s'était déroulée sans incident. La circulation des navires n'a même pas été interrompue.
En Europe, le choc est immense. Nasser confirme la nationalisation de la Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez, la confiscation des actifs et justifie sa décision par le refus de la Grande-Bretagne et des États-Unis de participer au financement de la construction du barrage d'Assouan. Nasser compte utiliser les dividendes du fonctionnement du canal pour financer la construction de son barrage. La réaction de la France et de l'Angleterre, co-gestionnaires du trafic sur le canal, et d'Israël ne se fait pas attendre. Le conflit armé éclate et le 29 octobre Israël envoie ses troupes en Égypte. Le 31 octobre, l'Angleterre et la France interviennent directement en bombardant la zone du canal. Les troupes franco-anglaises débarquent à Port-Saïd pour assurer le libre passage à travers le canal de Suez. L'Égypte réplique en coulant une vingtaine de navires pour bloquer le canal. L'opération aboutit à la prise de contrôle du canal par les troupes alliées. Mais elle débouchera sur un cuisant échec politique : le 6 novembre, l'URSS, les États-Unis et l'ONU condamnent l'opération et contraignent Français et Anglais à y renoncer.
À la suite de la guerre des Six-Jours en juin 1967, le canal restera fermé jusqu'en 1975, date à laquelle il est définitivement rendu à la navigation. Cinquante ans après la crise de Suez, le canal reste une voie de navigation stratégique, notamment pour l'Europe. Car Suez est un point de passage obligé pour le pétrole extrait au Moyen-Orient comme pour les marchandises produites en Asie. Le canal permet de réduire de plus de 20 % la distance entre l'Asie et les principaux ports du nord de l'Europe. 7 % du commerce maritime mondial transite par ce canal qui reste l'une des plus grandes sources de revenus de l'Égypte, après le tourisme. Une soixantaine de bâtiments le traversent chaque jour. Et bien qu'il soit doublé par l'oléoduc de la Sumed, les hydrocarbures représentent encore, avec 300 millions de tonnes par an, plus du tiers du tonnage transporté.

