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Histoire d'eau : L'or bleu du colonel Kadhafi

30 mars 2005 Paru dans le N°280 à la page 73 ( mots)
Rédigé par : Alain MERCIER

À la tête d'un pays aride, le colonel Kadhafi lance en 1983 un gigantesque projet qui consiste à acheminer vers la bordure côtière, après un trajet de 1.800 kilomètres, une eau puisée dans le désert à 200 mètres de profondeur. "The Great Man Made River" ou "la Grande Rivière artificielle créée par l'homme" vise à extraire les eaux fossiles du Sahara pour les acheminer vers la côte libyenne où se concentrent les trois quarts de la population, soit 6 millions d'habitants.

Le territoire libyen occupe la partie centrale de l'Afrique septentrionale. Sa façade maritime borde la Méditerranée sur près de 1 800 kilomètres. Vers le sud, il s'étend jusqu’au cœur même du désert saharien dont les conditions climatiques caractérisent tout le pays, exceptée l'étroite bande côtière située à l'est et à l'ouest du golfe de la Grande Syrte. Mais cette zone fertile en bordure méditerranéenne est très réduite. Elle comprend au nord-ouest la Tripolitaine, une bande côtière étroite surmontée de collines et au nord-est la Cyrénaïque, une série de plaines et de collines très découpées. La Tripolitaine et la Cyrénaïque sont séparées par l'immense golfe de la Grande Syrte, bordé au sud par le désert de Syrte, partie du Sahara qui s'étend jusqu’à la côte atlantique.

Le Sahara libyen, l'un des déserts les plus inhospitaliers du monde, couvre 90 % du territoire. Des années peuvent s’écouler sans que ne tombe la moindre goutte d'eau ! Pourtant, sous ses vastes étendues désertiques brûlées par le soleil, il y a de l'eau, beaucoup d’eau. Car le Sahara n’a pas toujours été un désert. Il y a quelques dizaines de milliers d’années, le climat était bien plus humide qu’il ne l’est aujourd’hui. Des forêts tropicales prospéraient à côté de plaines luxuriantes couvertes d’une savane arborée. Les oueds abritaient des rivières permanentes. Des cours d'eau traversaient de part en part le Sahara et charriaient d'épaisses couches d'alluvions. L'Europe était alors recouverte de glaciers. Ceux-ci ont ensuite progressivement reculé. Au Sahara, la sécheresse, accompagnée de chaleurs torrides, a fait son apparition. Les terres, peu à peu, se sont desséchées. Les écarts considérables entre des températures très élevées le jour et glacées la nuit ont peu à peu désagrégé les sols et les roches.

THE GREAT MAN-MADE RIVER

[Photo : L'ensemble du projet s'étend sur une superficie équivalente à celle de l'Europe et doit permettre de transporter 500 000 mètres cubes d'eau par jour par 4 400 km de conduites souterraines.]

Les vents violents ont érodé les roches, fait voler le sable du lit des anciens cours d'eau et formé cet immense désert aux vastes étendues stériles qu'est devenu le Sahara. Stériles ? Pas tout à fait. Tout part au début des années cinquante de la découverte accidentelle dans le bas Sahara algérien, lors de travaux d'exploration pétrolière, d’un aquifère gigantesque. Cette nappe qui sommeille entre 800 et 1 500 mètres de profondeur est le résultat d'un climat aujourd'hui disparu. D'une capacité de 60 000 milliards de m³, d'une profondeur qui atteint parfois quatre kilomètres, elle contient de l'eau d'une extraordinaire pureté, « vieille » de plusieurs millions d'années.

Pour se faire une idée des dimensions de cet aquifère qui s'étend sous le Sahara, entre la Libye, l'Égypte, le Tchad et le Soudan, il faut s’imaginer une piscine d'une superficie équivalente à l'Allemagne, profonde de plusieurs centaines de mètres ! Pour la Libye, qui fait partie de ces pays qui manquent cruellement d'eau, la solution se trouve peut-être sous terre. Dans un premier temps, les autorités libyennes décident de développer des projets agricoles près des sources d’eau dans le désert. Mais cette voie est rapidement abandonnée. On décide alors d’amener « l'eau au peuple » vers les régions plus favorables du littoral. L’objectif est d'assurer, grâce à l'irrigation, le développement de l'agriculture, mais aussi de satisfaire la demande domestique et industrielle. Le plus grand projet de génie civil de la fin du XXᵉ siècle, qui dépasse largement, en termes d'investissements, celui du tunnel sous la Manche, est né.

Un projet pharaonique…

La « Great Man Made Authority », chargée de la mise en place et de l'exécution du projet, est créée au mois de septembre 1983. Le programme doit se dérouler sur une période de 25 ans et conduire au transfert de 6,5 millions de mètres cubes d’eau par jour pour un investissement global de plus de 30 milliards de dollars. Il consiste à pomper l'eau dans des puits profonds de plusieurs centaines de mètres dans le désert et de la transférer au travers de tuyaux en béton enterrés de 4 mètres de diamètre dans des réservoirs de stockage et de régulation situés sur le littoral, à proximité des grandes villes côtières. Pour mener à bien cette entreprise gigantesque, plusieurs étapes sont prévues.

La phase 1 du projet, connue sous le nom de SSTB (Sarir/Sirt – Tazerbo/Benghazi System), est située dans la région Est du pays. Elle prévoit la création de plusieurs centaines de puits qui alimentent un réservoir de stockage à Ajdabiya via 2 200 kilomètres de canalisations. Ce réservoir alimente à son tour les réservoirs de Benghazi et de Syrte. Cette phase assure l’approvisionnement de près de 2 millions de mètres cubes par jour.

La phase 2, connue sous le nom de WJS (Western Jamahiriya System), est située à l’Ouest de la Libye. Elle comprend trois champs de captage autour du Jebel Hasouna, au nord de l'erg de Murzuq. Le premier, à l'est du Jebel Hasouna, alimente le réservoir de régulation du Fezzan. Les deux autres se trouvent au nord-est de ce réservoir et contribuent à l’alimentation en eau.

[Encart : Sous les sables du Sahara, un voyage dans le temps Les scientifiques savaient depuis longtemps que sous les sables de l'actuel Sahara dorment d'énormes quantités d'eaux fossiles. Car il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, le Sahara était couvert de forêts giboyeuses et d’une végétation abondante dont il ne reste plus aujourd'hui que de rares oasis. Quels mécanismes climatiques ont causé cette gigantesque désertification ? À quelle époque se sont-ils produits ? Comment et quand se sont formés ces aquifères ? Nul n'était capable de le dire jusqu'à ce qu'une étude, menée dans le Sahara égyptien, révèle que l'eau souterraine a commencé, dans cette région, à être emprisonnée sous terre il y a un million d'années. La datation de ces eaux souterraines, basée sur la mesure du krypton 81, est la première application pratique d'une nouvelle technique mise en œuvre au moyen d’un laser. Elle révèle que le désert est, sans doute, le climat qui a le moins régné sur le Sahara au cours des temps géologiques ! Mais du fait du réchauffement climatique actuel, son statut actuel de désert semble assuré pour longtemps.]

mentation en eau de la station de régulation de débit d’Ash Shwayrif. À partir de là, le réseau se divise en deux branches, la branche du centre et la branche est. Au total, 490 puits alimentent 1.600 kilomètres de canalisations pour un débit de 2,7 millions de mètres cubes par jour. La phase 3 du projet consiste en un raccordement entre la phase 1 et la phase 2 sur une distance d’environ 210 kilomètres. Elle doit permettre un transfert dans les deux sens de 1 million de mètres cubes par jour. Le système est prévu pour fonctionner en deux modes, par gravité dans le sens ouest-est et par pompage dans le sens est-ouest. Les autres phases du projet consisteront à développer les captages d'eau plus au sud, mais aussi aux points extrêmes est et ouest pour transférer l’eau vers Tobrouk et sur le réseau Ghadames-Al Zuwara.

[Photo : L’objectif est d’amener "l'eau au peuple", vers les régions plus favorables du littoral.]

Les deux premières phases du programme sont confiées à un chaebol Sud-Coréen. Il faudra des années à une armée d’ouvriers asiatiques pour déplacer 150 millions de mètres cubes de terre, onze fois plus que pour le barrage d’Assouan, creuser les tunnels, poser les gigantesques canalisations de béton de quatre mètres de diamètre, presque assez larges pour y faire circuler un métro. Aujourd’hui, 20 ans après le début des travaux, la Grande Rivière artificielle court sous le désert sur une longueur totale de 3.500 kilomètres et fournit 500.000 mètres cubes d'eau par jour aux villes côtières du pays. Il faut en moyenne neuf jours à chaque goutte d’eau pour aller des aires de forage sahariennes jusqu’à la côte. Dans les 50 prochaines années, le projet devrait fournir environ six millions et demi de mètres cubes d’eau par jour, essentiellement pour l'agriculture. Il s'agit d'avancer à marches forcées vers l’objectif national d’autosuffisance alimentaire, un des grands principes cher à la rhétorique révolutionnaire du colonel Kadhafi. Mais le projet suscite de nombreuses controverses.

[Photo : Un réseau de canalisations en béton de 4 mètres de diamètre, de la taille d’un tunnel de métro, doit courir sous le désert sur une longueur totale de 4.400 kilomètres.]

Une exploitation très controversée

Les critiques à l’encontre du projet sont multiples. Car si les réserves d’eaux souterraines sont énormes, elles sont loin

[Photo : Lorsque le chantier sera terminé, une armée d’ouvriers aura déplacé 150 millions de mètres cubes de terre, 11 fois plus que pour le barrage d’Assouan et 15 fois plus que pour la pyramide de Kheops.]

L’autosuffisance alimentaire : un objectif compromis

À l'origine, le projet était au service du credo révolutionnaire du Colonel Kadhafi qui ne lésine jamais sur les superlatifs lorsqu'il s'agit de la Grande Rivière Artificielle.

Ainsi, « le plus grand chantier en Afrique depuis les Pyramides », la « Huitième merveille du monde » devait assurer l'autosuffisance alimentaire d'un pays qui importe près des trois quarts de ce qu'il consomme. Mais l'évolution démographique de la Libye semble devoir remettre en cause cet objectif. Car dans moins de trente ans, la population libyenne aura doublé. Il faudra alors cinq Grandes Rivières pour que la Libye atteigne son objectif d’autosuffisance alimentaire.

[Photo : Si l’on transposait la Grande Rivière Artificielle en Europe, le réseau commencerait au nord de l’Italie, traverserait l’Allemagne, continuerait en Pologne avant de bifurquer vers l’ouest jusqu’au nord de l’Écosse.]

Loin d’être inépuisables. Elles sont de nature politique d’abord : l'eau ne connaît pas de frontières et les deux aquifères dans lesquels la Libye puise son eau s'étendent sous l'Algérie, la Tunisie, le Tchad, l'Égypte et le Soudan. Comment éviter les tensions?

Elles sont d’ordre environnemental ensuite : l'eau extraite traverse des roches riches en sel et le risque est grand de contaminer durablement les nappes souterraines. D’ordre éthique enfin : car les réserves disponibles représenteraient environ 60 ans de consommation. Ensuite, ces réserves n'étant pas renouvelables à l'échelle humaine, il n'y aura plus d'eau. Se pose également la question de l'usage : car si de nombreux experts jugent légitime d'utiliser l'eau fossile comme eau potable, ils estiment qu'une ressource aussi précieuse ne doit pas être utilisée pour l'irrigation, notamment dans les zones arides, où plus de la moitié des volumes utilisés se perd par évaporation. La question est aussi économique.

Car l’option libyenne d’investir dans une agriculture qui peine à prendre son essor laisse de nombreux experts perplexes : pourquoi ne pas importer des céréales et économiser la précieuse ressource pour l'industrie, qui consomme moins d'eau et crée plus d’emplois mieux rémunérés? À l'inverse, pour les défenseurs du projet, la Libye, dont les ressources en eau renouvelable sont dramatiquement faibles, est fondée à ne pas se cantonner à la seule désalinisation, une technologie jugée coûteuse, qui la rendrait dépendante des technologies et des experts étrangers.

Les Libyens eux-mêmes font valoir que bien d'autres pays extraient de l’eau fossile : les États-Unis et notamment la Californie, qui disposent pourtant de bien d'autres options, pompent aussi des ressources non renouvelables. L’Égypte exploite allègrement les nappes aquifères de son désert occidental pour un projet d'irrigation de plus de 210 000 hectares...

Plus généralement, les Libyens, qui ont pris l'habitude d'exploiter l'eau comme le pétrole, s’étonnent de voir les experts occidentaux plus prompts à s’inquiéter de leur dépendance d’eau fossile qu’à leur propre dépendance au pétrole.

Ils font valoir que leur projet respecte un équilibre entre les préoccupations éthiques, environnementales et scientifiques d'une part, et la satisfaction des besoins de la population actuelle et future d'autre part.

[Photo : L'eau contenue dans ce réservoir de stockage, vieille de plusieurs centaines de milliers d'années, est un lointain héritage d'une époque pendant laquelle une végétation luxuriante couvrait le Sahara.]

Pour l'heure, les travaux continuent. En 2010, date à laquelle le projet devrait être terminé, la Libye pourrait ainsi compter sur quelque 5 200 kilomètres de canalisations de 4 mètres de diamètre.

La Grande Rivière fournira alors 2,4 milliards de mètres cubes d'eau par an, soit plus de la moitié de la consommation du pays, et ce pendant cinquante ans, la durée de vie estimée du projet.

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