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Histoire d'eau : Paris et ses fontaines de l'Albien

30 mai 2002 Paru dans le N°252 à la page 62 ( mots)
[Photo : Coupe géologique du bassin parisien.]

Au milieu de l'Avenue de Breteuil, lorsque venant du boulevard Pasteur, on aperçoit le dôme doré des Invalides, un ample monument de marbre blanc rompt la perspective de la longue pelouse axiale. C'est le monument à la gloire de Pasteur qui occupe le terre-plein central de la place de Breteuil.

Le piédestal sur lequel trône le savant est orné d'une statuaire bucolique et paysanne, avec sur une face un couple de bovins qui évoquent la vaccine. Aucune plaque n'indique qu'avant l'hommage au génie bactériologique naissant, s'est élevé là, quelques décennies plus tôt, un autre monument, moins élégiaque et honorifique, mais qui témoignait d'un autre génie humain, le forage artésien.

En 1841, François Arago, maire de Paris et physicien renommé, dans l'euphorie du succès longtemps espéré du premier forage artésien à l'abattoir de Grenelle, ordonna la construction d'une étrange fontaine au centre de la place de Breteuil.

Le grand bassin imaginé par Delaporte, était dominé par une colonne dotée d'un escalier intérieur qui débouchait dans un kiosque sommital. « Cette tour en fonte de 42 m de hauteur, sorte de merveille de l'époque faisait jaillir en nappes circulaires l'eau sur trois étages superposés ; elle avait 4 m de diamètre à la base et 3 m au sommet, et contenait quatre tubes : deux pour l'élévation de l'eau à la hauteur de la place du Panthéon, un tube de décharge et un tube de distribution où l'eau était dirigée vers d'énormes réservoirs construits sur la Montagne-Sainte-Geneviève ».

Les visiteurs qui escaladaient l'étroit escalier, pouvaient en haut contempler à la fois les jaillissements de l'eau artésienne et la superbe perspective vers les Invalides. Si cet édifice était reconstruit aujourd'hui, il ferait très kitch et c'est sûr qu'il attirerait momentanément tout Paris.

C'est sur le socle de cette colonne artésienne que fut construite en 1908 la statue de Pasteur. Entre-temps, le forage de Grenelle était passé de 1 100 m³ par 24 h en 1841 à 900 en 1856, 775 en 1861 et seulement 410 m³ par jour en 1903.

Pour consoler les fidèles de Georges Mulot, il en eut sûrement, les édiles parisiens lui dédièrent une petite place toute proche de la place de Breteuil, et même une fontaine. Mais comme ils avaient plu-

[Photo : Monument à la gloire de Pasteur qui occupe le terre-plein central de la place de Breteuil après la colonne artésienne.]

Plusieurs personnages illustres à honorer à ce moment-là, Georges Mulot doit encore aujourd’hui partager sa fontaine avec trois autres profils historiques, cependant très honorables eux aussi. Si Georges Mulot, ingénieur, 1792-1872, a le privilège d’avoir son buste en médaillon au-dessus d’un mascaron de bronze figurant une tête de faune qui crache de l’eau avec un poussoir en place de tototte, les trois autres n’ont pas de référence à l’eau. Quand on quitte l’ingénieur Mulot en contournant le monument par la droite, le portrait de pierre de Rosa Bonheur est qualifié « Artiste peintre, 1822-1899 ». En tournant encore, vient ensuite le médaillon de Valentin Hauy, « Fondateur de l’Institut des Jeunes Aveugles, 1745-1822 ». Enfin, la quatrième face, identique aux précédentes, est dédiée au « Docteur E. Bouchut, Médecin de l’hôpital des enfants malades, 1818-1891 ». J’ai cherché quel lien les avait réunis dans la mémoire publique. Plusieurs hypothèses sont possibles et je ne sais pas quel élément permet de trancher…

Cette petite place, entourée d’immeubles de caractère haussmannien, fut historiquement le centre de l’abattoir de Grenelle construit entre 1810 et 1818. Pour les besoins de l’abattoir, c’est là que Georges Mulot, ingénieur, entreprit le premier forage artésien de Paris ; forage et non puits. Il ouvrait une ère technique nouvelle dans l’exploitation des eaux souterraines profondes.

On peut trouver l’histoire du « Puits artésien de Grenelle » dans un ouvrage des Éditions du MUSÉUM publié en 1939, réalisé par Paul Lemoine, René Humery et Robert Soyer, dont le titre est : « Les forages profonds du Bassin de Paris ». Il est bien dit forages et non puits. « Le puits artésien de Grenelle, doyen des grands forages de la région parisienne, aura bientôt un siècle d’existence. À l’aurore de l’industrie naissante des grands captages d’eau souterraine, il a eu, entre autres avantages, le mérite de poser tous les problèmes relatifs aux puits artésiens, et d’en résoudre plusieurs. À cette œuvre resteront attachés les noms des grands savants et ingénieurs de l’époque, Arago, Mulot, Darcy, Belgrand, Mary et Lefort. Sous la vigoureuse impulsion du vicomte Héricart de Thury, inspecteur général des Mines, inspecteur du Service des Carrières du département de la Seine, l’art du sondage, dans la région parisienne. Un ingénieur mécanicien, Mulot, s’établit à Épinay, et fora avec succès plusieurs puits dans la région, notamment à Épinay, dans le parc de la marquise de Grollier, où deux forages rencontrèrent les nappes sparnaciennes ; à Villiers-la-Garenne et à Suresnes en 1827, chez le baron de Rothschild. Ce forage de Suresnes fut arrêté à 200 mètres dans la craie sénonienne : Héricart de Thury (1829) croyait qu’il ne restait plus qu’une vingtaine de mètres à forer pour traverser complètement la craie et atteindre l’argile du Gault, recouvrant les sables aquifères.

Arago, alors maire de Paris, jouissait d’un grand prestige. Dans une étude géologique audacieuse, il avait prévu le passage des Sables verts albiens sous Paris, évalué leur profondeur et par suite la hauteur du forage. Bien que la stratigraphie et la tectonique du bassin de Paris fussent embryonnaires à cette époque, il ne se trompa que de quelques mètres, résultat qui, malgré nos connaissances actuelles, nous remplit encore d’admiration et d’étonnement.

Entre-temps, le succès des puits artésiens forés par Mulot à Elbeuf, dans les Sables verts où des eaux artésiennes abondaient,

[Photo : Cette petite place fut historiquement le centre de l’abattoir de Grenelle construit entre 1810 et 1818. Pour les besoins de l’abattoir, c’est là que Georges Mulot, ingénieur entreprit le premier forage artésien de Paris ; forage et non puits.]
[Photo : Square de la Madone, le forage est surmonté d’un ouvrage très moderne dont la symbolique étonne.]

confirmait les théories d’Arago et d’Héricart de Thury, dont il avait l'entière adhésion.

Aussi en 1833, l’Administration de la Ville de Paris, enfin convaincue, fit voter une somme de 18 000 francs pour le forage de deux puits devant atteindre l'argile plastique ; mais Emmery, directeur du Service municipal, craignit alors l’abaissement du niveau statique des nappes sparnaciennes sous Paris, en raison de la disparition du Sparnacien à l’ouest de la capitale, et exprima des doutes sur la possibilité du jaillissement. Un puits fut néanmoins foré au carrefour de Reuilly. Les doutes d’Emmery étaient fondés : l'eau ne jaillit pas, mais se tint à quelques mètres de l'orifice du sondage. Le Conseil municipal vota alors un crédit de 260 000 francs pour exécuter un sondage de 400 mètres, qui fut mis en adjudication. Un soumissionnaire courageux se présenta seul : Mulot, l'œuvre lui fut confiée.

On songeait au début à placer le sondage à la Madeleine, mais l’on craignit d’encombrer l'un des quartiers les plus animés de Paris, et l'on choisit la cour de l’abattoir de Grenelle, emplacement retiré, dont l'altitude est voisine de celle de la Madeleine. Mulot se mit immédiatement à la tâche, et les travaux de forage commencèrent le 24 décembre 1833.

Le matériel de sondage employé par Mulot se composait surtout d’une chèvre à quatre pieds, haute d’environ 18 mètres, entourée de parois en planches ; l’appareil moteur comprenait deux treuils munis de deux roues de carriers aux échelons desquelles s’appliquèrent 6 à 12 hommes, jusqu’à la profondeur de 510 mètres. On remplaça ensuite ce système primitif par un cabestan à manège mû par 7 chevaux (Lippmann, 1903). Le treuil et le cabestan étaient abrités sous un hangar attenant au pylône. Le procédé était le battage à la détente. On utilisait des tiges de fer pleines d’une longueur de 8 mètres, vissées ou goupillées, suivant le cas, auxquelles on adaptait, selon la nature du terrain à traverser, des trépans, des tarières ouvertes ou des soupapes à boulets. L'un des treuils servait aux manœuvres et l’autre au battage. On conçoit qu’avec un matériel aussi rudimentaire les outils se soient rompus souvent, et on ne peut qu’admirer l’habileté et la persévérance de Mulot, qui réussit à atteindre ainsi une profondeur de 548 mètres, considérable pour l’époque. (...)

[Après bien des vicissitudes] Le forage atteint les Sables verts à la cote -506, puis la nappe artésienne à -547 m ; le 26 février 1841, à 14 h 30, l’eau jaillit impétueusement, inondant les hommes et le chantier.

Le succès de l'entreprise était complet. La nouvelle s’en répandit aussitôt parmi les Parisiens qui, en foule, vinrent admirer ce spectacle nouveau d'une véritable rivière jaillissant du sol à la température de 27,6 °C. Mulot connut une grande popularité et reçut la récompense officielle de ses efforts patients et intelligents. (...)

Le puits fut tubé au diamètre de 0,400 au fur et à mesure de l'avancement jusqu’aux Argiles du Gault. Après le jaillissement, on descendit une colonne de captage en cuivre de 0,170 m de diamètre en bas et de 0,235 m en haut, déterminant un espace annulaire que l'eau elle-même remplit peu à peu de sable. (...).

Georges Mulot, avec cette longue opération du forage de Grenelle, avait permis de vérifier le gradient géothermique du sous-sol qu’avaient prévu certains savants. Mais surtout, chaque difficulté technique, chaque imprévu dans la coupe géologique l’avaient poussé à améliorer sa méthode et son outillage. Il en tira profit, puisqu’en 1842, avec un forage au trépan, il découvrit le premier les veines charbonneuses du gisement d’Oignies dans le Pas-de-Calais, qui fut la dernière fosse des CDF exploitée jusqu’en 1990.

Les besoins en eau de qualité des habitants de Paris et les succès techniques de Mulot incitèrent les autorités et même

[Photo : Fronton et entrée de la piscine de la Butte aux Cailles.]

Napoléon III a poursuivi cette quête des eaux de l'Albien.

Ce fut d'abord le puits des anciennes carrières de Passy, creusé entre 1855 et 1861. L'eau fut trouvée à 586 mètres.

« Le 19 juin 1863 le préfet Haussmann autorisa les travaux de forage de plusieurs puits artésiens dans des quartiers élevés qui manquent d'eau ». Ce furent les forages de la place Hébert (18ᵉ) et de la Butte aux Cailles (13ᵉ).

Celui de la place Hébert avait pour but d'alimenter le quartier de la Chapelle. Après onze années de travaux, un éboulement se produisit qui nécessita un curage du puits. En 1883, l'eau fut atteinte à 719 mètres de profondeur. En raison de sa température, elle permit finalement d'alimenter la piscine municipale bâtie en 1895. Le puits, par sa profondeur et ses dimensions, était remarquable pour son époque.

À partir de 1996, la SAGEP (Société Anonyme de Gestion des Eaux de Paris) a rénové les forages en commençant par le puits de Passy ainsi que la fontaine qui le surmontait dans le square Lamartine (16ᵉ).

En fait, ainsi que pour les autres forages, le seul usage de fontaine publique ne justifiait pas de refaire des forages très coûteux. L'objectif est de constituer une alimentation en eau d'ultime recours en eau potable pour l'ensemble de Paris en cas de crise. Si à Passy on a conservé l'édicule fontainier sur le forage rénové, pour les autres sites il en a été autrement.

Le forage de la place Hébert étant aussi devenu inexploitable, un nouveau forage a été réalisé en 2000 dans le square de la Madone tout proche. Le forage est surmonté d'un ouvrage très moderne dont nous reprenons la description qui en a été faite par les concepteurs :

« De plain-pied avec le sol, cette fontaine comporte 4 points de livraison dont l'ouverture et la fermeture de l'eau sont commandées par détecteurs temporisés de proximité. La symbolique du puits est constituée d'un cylindre inox horizontal […] duquel se déroule une paroi opalit bleu pastel, d'un mât inox, d'une cerce et de 4 cols de cygnes inox également (Ø100) enveloppant et calorifugeant les tuyaux (Ø20) de livraison d'eau. Le socle technique recouvert de dalles béton contient les adductions d'eau de temps de crise (150 000 l/h) et de temps normal (2 000 l/h), les électrovannes et les vannes manuelles d'isolement dans des boîtiers calorifugés, l'évacuation des eaux de surface à l'égout. Le caniveau périphérique et les bacs d'aide au remplissage sont couverts par des grilles en fonte. 4 spots d'éclairage sont intégrés dans la dalle. 2 garde-corps de sécurité du public sont placés au droit de la paroi d'opalit, qui répond en outre aux exigences de sécurité pour les cabines téléphoniques et les abribus. Un texte est sérigraphié sur cette paroi ». Ce texte est un bref historique du forage ancien et se termine ainsi : « Puisée à 740 m de profondeur, l'eau des sables de l'Albien est à l'abri des pollutions modernes. Cette ressource pure vous est offerte par cette fontaine. Février 2001 ».

On est en droit de ne pas aimer ce modernisme rutilant quand on connaît d'autres fontaines à boire, dans Paris ou ailleurs, dont la fonctionnalité n'exclut pas la beauté classique ou moderne.

En ce qui concerne le forage de la Butte aux Cailles, voici l'historique lapidaire que raconte une plaque municipale « Histoire de Paris », plantée devant « l'Établissement balnéaire de la Butte aux Cailles » dont l'architecture de brique vaut à elle seule le détour. « Le puits artésien : afin d'alimenter les maisons de la butte (situées à une altitude de 62 mètres), mais aussi pour augmenter le débit de la Bièvre, le forage d'un puits de grande profondeur est décidé en 1863. En 1872, l'entreprise est abandonnée à 532 mètres. Après plus de 20 ans, le chantier est repris : l'eau jaillit enfin à 582 mètres, légèrement sulfureuse et tiède (28 °C), très abondante, près de 6 000 m³ par jour en 1903. Entre-temps, les travaux ont perdu leur utilité : en effet, la Bièvre s'est trouvée peu à peu recouverte et les habitations sont le plus souvent dotées de l'eau courante. Vingt ans passent à nouveau, jusqu'à la construction de cette piscine alimentée par le puits artésien en 1924 ».

[Photo : La fontaine de l'Albien et la piscine de la Butte aux Cailles.]

À 50 mètres de là, au milieu du square Paul Verlaine, sur la grande plaque de verre « opalit » d'une fontaine toute neuve, identique à celle du square de la Madone, le texte diffère un peu. On apprend que l'apport de débit à la Bièvre se serait fait par une galerie de liaison, sans qu'il soit précisé à quelle cote sous la butte ni comment le débit du forage y aurait été dérivé. Les travaux de forage auraient été interrompus par la Commune de Paris, ce qui anticipe l'abandon en 1872. À la piscine était « accouplé un établissement de bains-douches qui offrait une approche hygiéniste inconnue jusqu'alors ».

Tout comme sur la fontaine jumelle du square de la Madone, il est aussi dit à l'usager : « Le forage d'origine étant devenu vétuste, un nouveau forage a été réalisé en 2000. Puisée à 582 m de profondeur, l'eau des sables de l'Albien est à l'abri des pollutions modernes. Cette ressource pure vous est offerte par cette fontaine. Février 2001 ».

S'ils durent beaucoup moins longtemps, les chantiers de forage en ville constituent toujours un événement impressionnant et nuisant, mais un siècle et demi après l'innovation de Mulot, les Parisiens ont retrouvé une ressource en eau moins anecdotique qu'il n'y paraît. Santé !

Jean-Louis Mathiew

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