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Histoire d'eau : Serre-Ponçon, le plus grand barrage en terre d'Europe

30 janvier 2006 Paru dans le N°288 à la page 73 ( mots)
Rédigé par : Marc MAUDUIT

Construit au confluent de l'Ubaye et de la Durance, le barrage hydroélectrique de Serre-Ponçon remplit, depuis son achèvement en 1961, plusieurs fonctions : il régule le cours torrentiel de la Durance, irrigue les Alpes-de- Haute-Provence et produit de l'électricité. La construction de ce barrage a permis de créer un réservoir de 1,2 milliard de m3 d'eau alimentant 16 centrales hydroélectriques, soit 10 % de la production hydroélectrique française et 50 % de la production de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Retour sur l'histoire d'un ouvrage dont la réalisation aura duré quasiment un siècle.

L'idée de domestiquer la Durance et d’édifier un grand réservoir de stockage de l'eau apparaît dès 1856. Pour les initiateurs du projet, il s'agit de tenter de réguler la capricieuse Durance, caractérisée par des crues violentes au printemps et en automne, et des étiages sévères en été comme en hiver. Les crues dévastatrices de 1843 et 1856 puis la pénurie de 1895 attirent l’attention des autorités sur la nécessité de régulariser le débit torrentiel de cette rivière, alors qualifiée de « fléau de la Provence ».

D'emblée, le site de Serre-Ponçon, situé à 2 km en aval du confluent de l'Ubaye, retient l'attention. Là, un goulet relativement étroit, a priori idéal pour la construction d'un barrage, pourrait permettre de créer une retenue de grande capacité. Le site paraît donc très propice à l'édification d'un barrage. Mais les premières campagnes de sondage mettent en évidence l'impossibilité de construire et d'ancrer un barrage sur un lit d’alluvions très perméable et dépassant 110 m de profondeur ! Rapidement, le projet est abandonné.

Un homme pourtant ne jette pas l’éponge. Durant plus d’un quart de siècle, Ivan Wilhelm, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées d'origine russe, va tenter de surmonter cette difficulté. Et en 1948, il y parvient ! La mise au point d’un nouveau type de barrage en terre aux États-Unis ouvre la voie à l’édification d'un barrage sur le site de Serre-Ponçon. L'idée s'ins-

[Photo : Le barrage et l'entrée de l'usine souterraine vus de l'aval.]
[Photo : Vue des galeries de fuite en aval du barrage.]

Parmi les premiers barrages construits dès le 3ᵉ millénaire avant J.-C. qui servaient essentiellement à stocker l'eau, il s'agissait de digues de terre ou de roches assises au fond de l'eau pour soutenir et structurer l'ensemble de l'ouvrage. Dans les années 1920, les Américains reprennent et améliorent ce procédé millénaire en construisant le barrage de Fort Peck, dans le Montana. Serre-Ponçon sera donc un barrage en terre à noyau central d'argile étanche d'environ 2 millions de mètres cubes, et sera la première réalisation en France et à cette échelle d'une technique alors très répandue aux États-Unis.

En 1951, la toute récente société nationale Électricité de France, créée en 1946, se voit confier le projet. Celui-ci obtient en 1951 l'avis favorable du Comité Technique des Grands Barrages. Mais Ivan Wilhelm, le père du barrage, meurt la même année. Il ne verra donc jamais la réalisation de l'ouvrage sur lequel il a tant travaillé. En 1955, les travaux débutent. Ils vont durer 54 mois, jusqu'en 1959.

Un chantier gigantesque

Pendant plus de 4 ans, le site ressemble à une véritable fourmilière. Le chantier est gigantesque, on y travaille nuit et jour, par roulement, avec une pause de 4 heures seulement, entre 22 heures et 2 heures du matin, pour entretenir les machines, les véhicules et le matériel. D'innombrables pelleteuses mécaniques chargent des semi-remorques qui, dans une noria ininterrompue, apportent terres et alluvions au barrage où les bulldozers prennent le relais.

Il faut d’abord détourner le lit de la Durance pour construire la digue. Cette dérivation provisoire, composée de deux galeries de 800 mètres de long et 10,60 m de diamètre, est creusée dans le rocher, en rive gauche du futur ouvrage. Elle est achevée en mars 1957. Il faut ensuite prélever pas moins de 30 millions de tonnes d'alluvions et d'argile dans le lit de la Durance, pour les ériger jusqu'à 123 mètres de hauteur. Pour bien comprendre l'ampleur de cette tâche, il faut se représenter les dimensions et la masse de cet ouvrage : 660 mètres d'épaisseur à la base, 600 mètres de longueur en crête et 123 mètres de hauteur. Au plus fort du chantier, 3 000 ouvriers s'activeront sur le site !

Il faut aussi creuser dans le rocher, en rive gauche, pour implanter la centrale électrique sous plus de 100 mètres de rocher. Plus de 4 millions de m³ de roches devront être extraits pour créer trois salles : la salle des vannes, la salle des machines et celle des transformateurs de puissance.

Pendant sa construction, la digue est constamment auscultée afin de vérifier le bon tassement des matériaux. Car le barrage est conçu pour résister aux crues, aux bombardements, mais aussi et surtout aux séismes. Situé en zone sismique, le barrage de Serre-Ponçon est prévu pour résister à une secousse de force 7 sur l'échelle de Richter.

Enfin, la mise en eau du lac de Serre-Ponçon peut commencer. Elle débutera le 16 novembre 1959 et durera 18 mois.

[Encart : Serre-Ponçon, un barrage en remblais Plusieurs types de barrages peuvent être mis en œuvre en fonction de la configuration des sites, des contraintes géologiques et des objectifs du barrage. Les barrages en remblais sont les plus nombreux et les plus simples à réaliser. Ils sont généralement constitués de deux types de matériaux : du remblai et au milieu une couche étanche. Les barrages poids, comme leur nom l'indique, compensent la force exercée par la colonne d'eau par le poids du béton associé à l'amortissement du sol. Les barrages à contreforts reportent sur les contreforts la compensation de la poussée de la retenue d'eau. Les barrages voûtes utilisent quant à eux la courbure de la voûte pour contrecarrer la pression de l'eau. Ce sont les barrages les plus hauts et ils sont généralement installés dans des gorges étroites. Quant aux barrages mixtes, ils combinent plusieurs techniques, par exemple voûte dans une gorge avec des contreforts au-dessus de la voûte et de la gorge. Le barrage de Serre-Ponçon appartient à la famille des barrages en remblais constitués de plusieurs types de matériaux disposés de façon à assurer séparément les fonctions de stabilité du barrage et d'étanchéité. Le découpage du corps du barrage en matériaux différents, appelé zonage, permet de faire de grandes économies dans les volumes mis en œuvre et d'utiliser au mieux les matériaux disponibles sur le site. Il existe autant de types de zonages que de barrages, dans la mesure où chaque ouvrage est conçu en fonction des matériaux trouvés sur le site ou immédiatement à proximité. Les plus classiques comportent un noyau d'étanchéité constitué de terres argileuses, d'argile, de terres caillouteuses ou tout autre matériau terreux comportant une forte proportion de matériaux fins lui conférant une faible perméabilité.]

La fonte des neiges remplit le lac qui atteint sa cote maximale de 780 mètres le 18 juin 1961. Le lac ainsi créé couvre une superficie de 2 800 hectares, une taille comparable à celle du lac d'Annecy. C'est la plus grande retenue de barrage d'Europe. Mais la naissance du lac de Serre-Ponçon provoque d'importants changements sur l'environnement et les infrastructures locales. Des chantiers de grande ampleur doivent être ouverts autour de la retenue, en marge de la construction du barrage, pour rétablir 15 km de voies ferrées, construire trois viaducs SNCF, 50 km de route et plus de 2,5 km de ponts, dont le viaduc de Savines long de 920 mètres. Mais surtout, la mise en eau de la retenue a pour conséquence de submerger toutes les constructions situées à une altitude inférieure à 780 mètres. Les villages de Savines (976 habitants en 1954), d'Ubaye, de Rousset et plusieurs hameaux seront peu à peu engloutis en 1961, lors de la montée des eaux (voir encadré).

[Photo : La naissance du lac de Serre-Ponçon a donné à l'économie locale et régionale le coup d'envoi d'un développement économique et touristique qui se poursuit aujourd'hui encore.]

Fait plus positif, et a priori moins attendu, la naissance du lac de Serre-Ponçon donne à l'économie locale et régionale le coup d'envoi d'un développement économique et touristique qui se poursuit aujourd'hui encore. Rapidement, il devient l'un des hauts lieux du tourisme des Alpes du Sud. Hôtels, restaurants, campings, bases d'activités et de sports nautiques vont se multiplier autour de ce nouveau pôle d'attraction régional.

Des apports multiples contestés

Mais les véritables apports du barrage de Serre-Ponçon ne se limitent pas à un développement touristique inattendu lors de l'élaboration du projet. L'ouvrage permet également de domestiquer la Durance en limitant les conséquences des crues et de développer l'irrigation. Le ministère de l'Agriculture a participé au financement du barrage de Serre-Ponçon à hauteur de 12,3 %. À ce titre, 200 millions de m³ d'eau dans la retenue sont destinés à la satisfaction des besoins des

[Encart : Savines, un village englouti Avant le village de Savines-le-Lac que nous connaissons aujourd'hui, il y avait Savines. Ce petit village, situé au cœur de la vallée de la Durance, a été englouti sous les eaux lors de la mise en eau du barrage de Serre-Ponçon en 1961 avec le village d'Ubaye et quelques hameaux. Aujourd'hui, 32 mètres d'eau recouvrent la place du village de Savines. Dès le début de la construction du barrage, les habitants situés au-dessous de la cote 784 NGF sont expropriés. Les maisons sont démolies, les arbres arrachés et les cimetières sont déplacés. L'église du Vieux Savines sera détruite en dernier, le 3 mai 1961. Au total, 1 500 personnes furent déplacées et de nouveaux villages construits dont Savines-le-Lac. Des villages originels, seule la Chapelle Saint-Michel, du XIIᵉ siècle, subsistera grâce à sa situation en hauteur qui lui permet d'émerger du lac. Avec émotion, lors des baisses de la retenue, les anciens Savinois retrouvent périodiquement certains vestiges de leur village englouti. On distingue alors les tas de pierres qui entouraient les champs, les restes d'un pont, d'une route ou encore d'un chemin.]
[Photo : La retenue de Serre-Ponçon couvre une superficie de 2 800 hectares, une taille comparable à celle du lac d'Annecy.]
[Photo : Des villages originels, seule la Chapelle Saint-Michel du 12ᵉ siècle (visible au centre), subsistera grâce à sa situation en hauteur qui lui permet d’émerger du lac.]

irriguants. Au total, la ressource en eau ainsi maîtrisée permet d’irriguer quelque 100 000 hectares cultivés de la vallée de la Durance. Il permet également de sécuriser l’alimentation en eau potable de la région. Plusieurs villes s’y alimentent en eau potable, comme Marseille, Sisteron et de nombreuses communes du Var et du littoral, via notamment le réseau de la Société du Canal de Provence. Serre-Ponçon constitue également l’élément clé de la production énergétique régionale. Sur le site même, quatre groupes hydroélectriques sont capables de fournir 80 mégawatts chacun en moins de 10 minutes. La production de la centrale de Serre-Ponçon est équivalente à la consommation annuelle des Hautes-Alpes.

La conduite des 4 groupes est totalement automatisée : le calculateur de Serre-Ponçon gère les démarrages et les arrêts, le débit à turbiner et la répartition de puissance des 4 machines en fonction des programmes de production envoyés par le « calculateur central » du poste de Sainte-Tulle. Ces programmes journaliers sont établis en fonction de la consommation d’électricité et des besoins en eau pour l’irrigation. Car Serre-Ponçon est la tête de file de la chaîne Durance qui compte 16 usines hydroélectriques et s’étend jusqu’à l’étang de Berre.

Avec son affluent le Verdon, l’ensemble de la chaîne hydroélectrique Durance-Verdon rassemble ainsi 32 centrales, dont 19 sont pilotées à distance et simultanément depuis le Poste commun de commande de Sainte-Tulle, près de Manosque. Cette exploitation centralisée garantit le fonctionnement synchronisé d’un gisement de 2 000 MW de puissance, soit l’équivalent de deux réacteurs nucléaires. L’ensemble de l’aménagement produit chaque année environ 6 milliards de kWh, soit 10 % de l’ensemble de la production hydraulique d’EDF.

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