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Histoire d'eau : Un système hydrologique original : le Tonlé Sap

31 janvier 2012 Paru dans le N°348 à la page 82 ( mots)
Rédigé par : Marc MAUDUIT

C?est un immense lac, presque une mer intérieure, à géométrie variable : de 2 500 km² en saison sèche, à peu près 4 fois la surface du lac Léman, sa surface est multipliée par six à la saison des moussons et avoisine les 15 000 km² ! La raison de ce phénomène ? Un système hydrologique complexe, unique au monde, qui provoque l'inondation saisonnière d'une vaste dépression couverte d'une dense forêt. Un mécanisme qui régit la vie des espèces animales, végétales et l'activité humaine de tout un pays.

Situé au centre du Cambodge, le Tonlé Sap est tout à la fois le plus grand lac de l’Asie du Sud-Est et la plus importante réserve d’eau douce du Cambodge.

C’est un système hydrologique original qui combine un immense lac avec une rivière.

Durant la saison sèche, le lac Tonlé Sap draine l’Ouest du pays et se déverse dans la rivière du même nom qui traverse la plaine Veal Pok vers le sud-est pour se jeter une centaine de kilomètres plus loin dans le Mékong, le plus long fleuve d’Asie, à hauteur de Phnom Penh. Sa surface avoisine alors les 2 500 km² et sa profondeur 1,50 mètre environ. À cette époque de l’année, le Tonlé Sap s’apparente à une vaste zone marécageuse parsemée de quelques chenaux aménagés ça et là pour permettre le passage des bateaux de pêche. Une zone qui occupe le fond d’une dépression géologique causée par la collision du sous-continent

[Photo : Durant la saison sèche, le Tonlé Sap s’apparente à une vaste zone marécageuse parsemée de quelques chenaux aménagés ça et là pour permettre le passage des bateaux.]

Indien et de l’Asie. Autour de ce lac très poissonneux, des forêts, des champs et des villages lacustres constitués d’habitations montées sur pilotis ou de maisons flottantes faites de bambous et arrimées aux rives. C'est que le Tonlé Sap est une véritable providence pour les trois millions de Cambodgiens qui vivent sur son pourtour et qui dépendent directement de l'exploitation de ses ressources. Attirés par l'abondance poissonneuse et la fertilité des terres, ils se sont établis autour du Tonlé Sap pour profiter d'un phénomène exceptionnel par son ampleur : l'inversement des courants qui se reproduit à chaque saison et qui en fait un lac à géométrie variable.

Un lac à géométrie variable

Durant 6 mois de l'année, entre les mois de novembre et mai, le Tonlé Sap unit son cours à celui du Mékong au niveau de Phnom Penh, la capitale du Cambodge, avant que les eaux ne franchissent la frontière vietnamienne et ne disparaissent en mer de Chine.

Mais au mois de juin, l'arrivée de la saison des pluies bouleverse totalement cet équilibre : le débit du Mékong, gonflé par les eaux de la mousson et la fonte des glaces himalayennes, s'intensifie jusqu'à prendre le pas sur celui de la rivière Tonlé Sap, inversant le sens du courant habituellement orienté sud-est. Une part importante des eaux du Mékong, environ 20 % de son débit, remonte alors la rivière et inonde la vaste dépression géologique des marais du Tonlé Sap, faisant passer en quelques semaines la superficie du lac d’environ 2 500 kilomètres carrés à près de 15 000 kilomètres carrés ! Dans le même temps, la profondeur du Tonlé Sap, en général située entre 1 et 2 mètres, atteint jusqu'à 11 mètres ! Une crue providentielle qui sauve le delta du Mékong de l'inondation en accumulant de très importantes quantités d'eau. Elle permet aussi à de nombreuses larves, alevins et espèces de poissons charriées par les eaux chargées en nutriments du Mékong d’envahir la forêt lacustre recouverte par des eaux qui ne laissent plus apparaître que les cimes des plus hauts arbres. Ce processus de crues et décrues successives fait du Tonlé Sap l'une des zones de pêche en eau douce les plus productives du monde : les écosystèmes inondés offrent un milieu idéal pour la reproduction des poissons, si bien que quelque 210 espèces y sont répertoriées.

[Encart : Le Tonlé Sap, vestige d’une ancienne mer ? Certains voient dans le lac Tonlé Sap les vestiges d'une ancienne mer qui recouvrait une bonne partie du Cambodge central il y a 18 500 ans. En se retirant, une partie des eaux de cette ancienne mer serait restée au centre de la vaste dépression géologique, expliquant la découverte au fond du lac de nombreuses couches de sédiments marins. Dans les années 1950, une quinzaine d’espèces de poissons d'origine marine remontant à ces temps géologiques y ont également été dénombrées...]

On estime la production de poissons du lac à environ 250 000 tonnes par an soit plus de 75 % du volume annuel de pêche en eau douce du pays et 50 % de l'apport en protéines de la population cambodgienne !

À la fin du mois d'octobre, lorsque s'amorce la saison sèche, les courants reprennent peu à peu leur cours initial, s'inversant à nouveau pour drainer les eaux du lac Tonlé Sap vers le Mékong. Avec la décrue, les poissons entament leur voyage de retour vers l'aval avant que le lac ne reprenne ses dimensions initiales, laissant aux populations locales des terres fertilisées par de riches dépôts nutritifs.

Ce phénomène, unique au monde par son ampleur, entretient un vaste écosystème d'une richesse inouïe, régissant totalement la vie des espèces animales, végétales et l'activité humaine du pays tout entier.

Mais bien que reconnu en tant que réserve de biosphère par l'Unesco en 1997, cet écosys-

[Photo : Le lac Tonlé Sap constitue un puissant régulateur du débit du Mékong puisqu'il emmagasine, grâce à l’inversion des courants de la rivière Tonlé Sap, près de 40 millions de mètres cubes d’eau au plus fort de la saison des pluies, réduisant d’autant les inondations dans le delta.]
[Photo : Lors des moussons, une part importante des eaux du Mékong, environ 20 % de son débit, remonte la rivière et inonde la vaste dépression géologique des marais du Tonlé Sap, faisant passer en quelques semaines la superficie du lac d’environ 2 500 km² à près de 15 000 km² !]
[Photo : Autour de ce lac très poissonneux, des forêts, des champs et des villages lacustres constitués d’habitations montées sur pilotis ou de maisons flottantes faites de bambous et arrimées aux rives.]
[Photo : Le Tonlé Sap est menacé : au rythme actuel d’envasement, de sédimentation, de déforestation et de défrichement agricole, le lac dont dépend directement ou indirectement la moitié de la population cambodgienne pourrait disparaître dans quelques dizaines d’années.]

Un écosystème gravement menacé

Au 13e siècle, un diplomate chinois du nom de Zhou Daguan, connu pour ses nombreux voyages et ses études sur la vie et les coutumes des habitants du Cambodge, rapportait des différences de niveau des eaux dans le Grand Lac entre la saison sèche et la saison des moussons de l'ordre de 28 mètres quand elles ne sont plus, aujourd'hui, que de la moitié à peine… En cause, l'envasement progressif du Tonlé Sap, lentement comblé au cours des siècles par les limons du Mékong et de ses affluents. Évalué dans les années 1960 à 0,04 centimètre par an, le processus de sédimentation s'est accéléré avec le déboisement récent de la forêt lacustre qui est passée, selon la Banque mondiale, de 600 000 hectares en 1970 à 460 000 hectares en 1990. Cette déforestation rapide a mis à nu de nombreuses collines, entraînant le déversement dans le lac de quantités toujours plus importantes de limons. En saison sèche, la profondeur du lac atteint désormais un niveau critique, entraînant une mortalité importante des poissons migrateurs…

Mais bien d'autres phénomènes pèsent sur la fonction régulatrice du grand lac, à commencer par la multiplication des aménagements hydroélectriques sur le haut-Mékong, objet d'importants enjeux, qui nuisent au régime hydraulique du Tonlé Sap comme aux migrations de poissons et à la circulation des alluvions et des sédiments. La préservation de la forêt inondée est aujourd'hui gravement menacée.

Pas moins de 11 projets de barrages hydrauliques menacent de perturber le régime de ce système hydrologique unique et pourraient empêcher ou nuire à la migration des poissons, dégrader leur habitat, et par la même menacer la sécurité alimentaire et la stabilité sociale de toute la région.

Au rythme actuel d’envasement, de sédimentation, de déforestation et de défrichement agricole, le Tonlé Sap, dont dépend directement ou indirectement la moitié de la population cambodgienne, pourrait disparaître dans quelques dizaines d’années.

Tout un équilibre écologique, social et économique serait alors irrémédiablement détruit, exposant ainsi le pays à des famines à l'image de celle qui a décimé la civilisation d’Angkor il y a 700 ans…

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