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Histoire d'eau : Une exploration de Tristan da Cunha

30 avril 1992 Paru dans le N°154 à la page 70 ( mots)

On désigne sous le nom de « Tristan da Cunha » un archipel de trois îles, situé dans l’Atlantique austral, au sud de Sainte-Hélène et à l’ouest du cap de Bonne-Espérance. Il fut découvert en 1506 par le navigateur portugais Tristan da Cunha, qui lui donna son nom. Resté longtemps sans maître, il fut occupé en 1817 par la Grande-Bretagne, qui y plaça une petite garnison et en fit le point d’appui des vaisseaux qui, devant Sainte-Hélène, surveillaient Napoléon.

Pendant le XIXᵉ siècle, cet archipel fut irrégulièrement, mais assez fréquemment visité par des navires européens. Au contraire, on ne connaît qu’un nombre très restreint d’explorations à Tristan da Cunha pendant les trois siècles précédents. Aussi est-il intéressant de signaler un voyage, ignoré jusqu’à présent, qui fut effectué en 1656 par un navire hollandais, le « Nachtglas », et dont la relation inédite vient d’être publiée¹.

Ce voyage de reconnaissance fut ordonné par les Directeurs de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, non par curiosité scientifique, mais pour des motifs d’intérêt commercial. Depuis le commencement du XVIIᵉ siècle, la Compagnie possédait le riche archipel des îles de la Sonde qu’elle avait soustrait à la domination hispano-portugaise.

Aussi, entre les Pays-Bas et Java, le mouvement de la navigation était-il actif. Chaque année, les navires de la Compagnie transportaient dans l’Inde des fonctionnaires, des troupes, du matériel, certaines denrées, et rapportaient à Amsterdam et à Rotterdam, à Delft et à Middelburg, du poivre, du gingembre, des clous de girofle, bref ces « épices », dont la valeur sur le marché européen permettait de distribuer aux actionnaires de la Compagnie des dividendes qui, en ces années 1650-1660, varièrent entre 12 ½ et 40 %.

Or, à ces navires il fallait des escales sur la route des Indes ; car les escales, où l’on s’approvisionnait d’eau pure, de légumes frais et de viande, étaient aussi indispensables aux anciens voiliers que les dépôts de charbon le sont aux vapeurs actuels.

Les Directeurs de la Compagnie des Indes avaient déjà en 1652 fondé une escale au Cap de Bonne-Espérance et les navires hollandais commençaient à la fréquenter. Mais, se méprenant sur sa position réelle et sur sa valeur économique, ils supposèrent que l’archipel Tristan da Cunha pourrait devenir un point de relâche favorable pour les navires débouchant de l’océan Indien. Ils invitèrent donc le Commandeur du Cap, Johan van Riebeeck, à y envoyer un navire, de manière à s’assurer, écrivaient-ils le 6 octobre 1654, qu’il possédait des ressources suffisantes pour pouvoir être transformé en une « station de rafraîchissement ».

Le « Nachtglas », le navire désigné pour le voyage, était une galiote, montée par dix-huit hommes d’équipage seulement ; et il ne paraîtra pas déplacé de faire observer en passant la bravoure de ces marins du XVIIᵉ siècle, qui se risquaient en d’aussi frêles esquifs sur les mers inconnues. Johan van Riebeeck remit le 22 novembre 1655 au commandant Jan Jacobssen des instructions précises qui marquent bien le caractère économique de cette expédition. Jacobssen devra étudier la côte, les ports, les lieux propices au mouillage et les points d’aiguade ; il devra encore examiner les plantes, les arbres, se rendre compte si le sol est favorable à la culture, noter s’il y a du bétail dans les îles, et, dans leurs eaux, des poissons, des phoques, des lions de mer et des requins ; il devra enfin dresser une carte des côtes et rapporter des échantillons de bois et des peaux d’animaux.

Le « Nachtglas » quitta le Cap le 22 novembre 1655. Le 4 janvier 1656, il arrivait en vue de l’île la plus occidentale de l’archipel Tristan da Cunha.

¹ Il existe deux récits de voyage du « Nachtglas » à Tristan da Cunha, l’un par le commandant Jan Jacobssen, l’autre par un officier à bord, Jacob Gevensbach. Conservés dans les Archives de La Haye, ils ont été traduits en anglais et publiés par M. H. C. V. Leibbrandt, dans « Precis of the Archives of the Cape of Good Hope. Letters despatched. 1652-1662 », III, p. 344-352, Le Cap.

[Photo : Fig. 2 : Les trois îles de Tristan da Cunha.]

Le commandant Jacobssen trouva malaisément un point où jeter l'ancre ; car de toutes parts, la sonde accusait de hautes profondeurs. Enfin le 5 janvier, il réussit à mouiller dans une petite baie, d’ailleurs fort mal protégée contre le ressac, et qui fut nommée : « baie du lion », en raison du grand nombre de lions de mer qui peuplaient le rivage. Il resta devant cette île jusqu’au 8 janvier et lui donna le nom de son navire, « Nachtglas », terme qui n’a pas prévalu dans la nomenclature, puisque cette île est appelée actuellement « Île Inaccessible ».

Pendant leurs descentes à terre, Jacobssen et Gommersbach, son officier, firent les observations suivantes.

Derrière la plage, qui est fort étroite, couverte de galets ou de rochers et en pente raide vers la mer, se dresse une montagne droite « comme un mur et impossible à escalader ». L’aiguade est difficile : il faut recueillir dans des barils l'eau qui coule du haut de la montagne, puis les transporter à travers les rochers et malgré la violence du ressac jusque dans la barque. En fait de plantes, il n’y a que des buissons misérables et de mauvaises herbes, qui, de loin, donnent à l’île une couleur verdâtre ; mais pas trace d’arbres fruitiers, ni de végétaux comestibles. La faune se compose de phoques, de lions marins, de pingouins et de mouettes ; ces dernières sont si nombreuses que le soir, quand elles reviennent de la haute mer, « elles ressemblent aux flocons, qui, en Hollande, voltigent dans le ciel pendant l’hiver ». L’île est inhabitée.

Le 8 janvier le « Nachtglas » partit pour la seconde île de l’archipel, celle qui porte en propre le nom de Tristan da Cunha. Pendant la journée du 9 et une partie de celle du 10, Jacobssen croisa devant la côte pour trouver un mouillage sûr. N’y ayant pas réussi, il resta sous voiles et envoya une barque à terre.

Les hommes constatèrent que cette île ressemblait en tout point à sa voisine : même montagne abrupte s’élevant à petite distance du rivage, même végétation misérable, même faune de pingouins, de phoques et de lions de mer. La seule différence appréciable, c’est qu’ici l’eau était plus facile à recueillir que là-bas. Une planche, fixée à un rocher et portant l’inscription « 17 février 1643, flûte Hemmstede », rappela aux Hollandais que treize ans auparavant des compatriotes les avaient précédés sur cette plage inhospitalière.

Il est étonnant que ni Jacobssen ni Gommersbach ne mentionnent dans leurs relations la principale particularité physique de Tristan da Cunha, cette montagne, haute de 2 600 mètres, qui s’élève au milieu de l’île. L’état de l’atmosphère explique cette omission. Pendant les deux jours où le « Nachtglas » navigua devant l’île, le temps fut pluvieux et nuageux, et la vue resta par conséquent très bornée.

Le lendemain, 11 janvier, le « Nachtglas » passa devant une autre île appelée l’« île brisée » (actuellement « Nightingale »), et qui fut reconnue aussi peu propice au mouillage des grands bâtiments que les deux autres, puis il reprit la direction du Cap de Bonne-Espérance, où il arriva le 26 janvier 1656.

Le résultat de cette exploration était entièrement négatif. Tout, d’après le rapport du capitaine Jacobssen, dissuadait les directeurs de la Compagnie des Indes orientales d’établir une « station de rafraîchissement » dans ces îles : la violence des vents et la dureté de la mer en rendaient l’abord dangereux aux grands bâtiments, il était difficile d’y recueillir de l’eau, le sol était rocheux et stérile. Si Jacobssen avait été plus habile ou plus heureux, il n’aurait pas rapporté une impression aussi fâcheuse de son voyage. Au nord-ouest de l’île principale s’étend une petite plaine longue de 4,5 km, et large d’un kilomètre, qui est habitée depuis environ quatre-vingts ans. La population, qui comptait, en 1903, 75 individus, s’adonne à la pêche, à la chasse, à la culture de la pomme de terre, et à l’élevage du bétail.

Mais l’existence de ce canton habitable échappa à Jacobssen, et les directeurs de la Compagnie des Indes renoncèrent à leur projet. Cette expédition de 1656 n’en fut pas moins l’une de ces très nombreuses expériences, par lesquelles les Hollandais fixèrent à leur profit, mais aussi à celui des marines des autres puissances, les détails de la route entre l’Europe et l’Extrême-Orient.

Henri DEHERAIN.

* Extrait de la revue La science illustrée (1905).

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