A Loix en Ré, les îliens vivaient heureux. Depuis qu'ils avaient l'eau du continent, celle des puits suffisait à arroser économiquement, et c'est joli d'avoir un vrai puits dans son jardin, avec des fleurs autour? Mais depuis 1991, les tomates et les pétunias l'ont saumâtre, c'est le cas de le dire.
Mais depuis 1991, les tomates et les pétunias l’ont saumâtre, c’est le cas de le dire.
Depuis donc dix ans, la population loidaise et sa municipalité livrent une vraie bataille de l'eau contre la Société Aquacole de l’île de Ré qui use et abuse de l’eau douce pour élever du poisson de mer. Mais non, ce n’est pas un gag et si cela en était un, il y a longtemps qu’il ne fait plus rire à Loix. Il faut dire que les sources de la colère locale ne sont pas seulement alimentées par de l'eau saumâtre, mais aussi par un imbroglio juridique, quelques “indulgences” administratives et politiques et des choix techniques qui rappellent les Shadoks et leurs pompes.
La présence d'une nappe d’eau douce dans une île plate est toujours un phénomène étonnant et fragile qui tient plus d'un modeste don des dieux que d’une abondance artésienne en zone équatoriale.
C’est le cas à Ré, et en particulier à Loix, où il est d’ailleurs très exagéré de parler de nappe phréatique, comme en Beauce ou dans les alluvions de la Loire. C’est plutôt une mince lentille d’eau douce, seulement alimentée par les précipitations locales et qui “flotte” sur l'eau de mer qui imprègne le substrat calcaire de l’île. Ainsi Loix est sur une petite éminence calcaire ceinturée par les marais salants taillés dans les sédiments vaseux du Fier d’Ars à la Fosse de Loix. Hydrogéologiquement parlant, la ferme aquacole ne pompe pas que de l'eau douce, mais ses forages, insuffisamment profonds pour atteindre l'eau de mer sous un niveau imperméable, créent une dépression dans la nappe salée sur laquelle “flotte” la lentille d'eau douce. Cette dernière est en quelque sorte aspirée vers le bas et se sale progressivement, d’autant plus facilement que la ressource douce est réduite par la surexploitation. À titre indicatif, une autre ferme aquacole sur l'île pompe aussi pour avoir une eau salée propre et à température constante, mais ses forages sont profonds et n'ont pas d'effet sur les nappes supérieures, qu’elles soient salées ou douces. Mais cette ferme-là n’a bénéficié d’aucun passe-droit administratif et politique, allez savoir pourquoi ?
Dans les années 80, la ferme aquacole installée dans les bassins des anciens marais salants de la Petite Tonille tentait de produire de la truite de mer. Dans cette décennie où l’on pensait que l’aquaculture sauverait les pêcheurs du chômage et les populations de la famine, les fermes aquacoles pompaient surtout des subventions, beaucoup d’eau de mer et n’étaient pas sensées pomper de l’eau douce.
Dès sa création en 1983, la ferme aquacole de la Petite Tonille “a été installée contre l’avis de la commune et par des dérogations en cascade dans un contexte mettant en scène deux acteurs, François Blaizot et Patrick Hernoult. Ce sont deux ingénieurs du Génie Rural et des Eaux et Forêts (GREF), dont l’un est alors président du Conseil Général et l’autre fonctionnaire du ministère de l’Agriculture et collaborateur de l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer (IFREMER) et également promoteur de cette ferme. Notons au passage que quantité de subventions et aides de toutes origines et dont le montant n’est pas clairement connu, seront utilisées par ces promoteurs. Cette ferme a démarré son activité, sans aucune étude d’impact sur un environnement aussi fragile que celui de Loix, par un élevage extensif, sans apport de nourriture. Se rendant compte du faible rendement de l’entreprise, M. Hernoult “passe” subrepticement à l'élevage intensif, c'est-à-dire avec apport de nourriture, du turbot qui doit se pratiquer à température constante, aux environs de 15 °C». (Le Phare de Ré - 09/09/1998, Pierre Sadoul, président et membre fondateur de l'association “De l’eau pour tous” qui rassemble nombre de Loidais sédentaires ou non et des sympathisants de l'île et du continent).
(*) NDLR : Pour faire de la truite de mer en extensif, une ferme aquacole n'est pas considérée comme un établissement classé soumis à déclaration ou à autorisation préfectorale. En intensif, même avant 1992, c'est une autre musique.
En mettant le turbo sur le turbot, si l'on peut dire, la ferme aquacole de la Petite Tonille a atteint une consommation en 1997, année de l’amplification du conflit, de 1 100 000 m³, dont environ 360 000 m³ d’eau douce, soit presque dix fois la consommation d’eau douce (39 000 m³) de la population de Loix (y compris l'usage agricole). Heureusement que les habitants disposent de l'eau du réseau alimenté par le continent et les services de la SAUR. Ils en ont consommé en 1996 21 000 m³ à prix d’or car les 200 puits de Loix étaient déjà saumâtres ou carrément secs. Mais pour les agriculteurs cela met la laitue ou les autres productions hors compétition par rapport aux prix des produits du continent.
À l'occasion de la manifestation du samedi 31 juillet 1998 organisée par les Loidais membres de l'association “De l'eau pour tous” pour informer les touristes arrivant sur l'île et embarrasser l'administration, J.-P. Pichot pour le journal Sud-Ouest raconte les choses en termes plus mesurés, mais tout de même édifiants avec des intertitres tels que LE TURBOT DE LA DISCORDE ou LA GUERRE DE L'EAU : «(...) Face à ce “désastre écologique”, une association de défense de l’eau baptisée “De l'eau pour tous” s'est»
constituée pour exiger l'arrêt des pompages, en application de la loi sur l'eau de 1992 et du Code rural. Un arrêté préfectoral en date du 5 juin 1997, autorisant la ferme à pomper plus de 2 millions de mètres cubes par an mais à n’utiliser que la moitié de ses captages, va mettre le feu aux poudres. Une motion est alors rédigée par les élus locaux, les membres de la commission environnement, les représentants des associations de défense, et adressée au préfet du département. Une démission collective du Conseil municipal avait même été envisagée avant fin 1997 si les choses restaient en l'état. Début septembre 1997, une centaine de Loidais manifestaient devant la préfecture de La Rochelle et défilaient dans la ville. À ce jour, quelques progrès semblent avoir été accomplis : « Après la perte du dossier (!), une oreille attentive à la Direction de la gestion des eaux au ministère de l'Environnement, s’intéresse à notre problème », précise Pierre Sadoul, président de l'association De l'eau pour tous. « Par ailleurs, c’est la première fois que dans son mémoire au tribunal administratif de Poitiers, le 3 juillet 1998, le préfet reconnaît l’incidence du pompage sur le niveau de la nappe phréatique et sur son taux de salinité. Mais ces avancées restent fragiles car à ce jour, aucune action visant l'arrêt de ces pompages intempestifs et destructeurs n’a été engagée par la préfecture, et c'est pourquoi nous sommes là aujourd'hui ».
« Le journaliste de Sud-Ouest » décrit ensuite la distribution des tracts aux vacanciers, perturbant considérablement la circulation des premiers aoûtiens arrivant dans l'île.
Fin juin 1998, Pierre Sadoul rappelle à Mme la ministre de l’Environnement, Dominique Voynet, qu'elle a en main depuis sa visite dans l'île de Ré, le 10 octobre 1997, un dossier épais et complet qui ne l’a pas incitée à stimuler l'efficacité de ses services, pourtant concernés depuis 1993…
Toujours dans Le Phare de Ré, courant 1999, c'est M. Brésard, général en retraite, président d’honneur de l’Association de Protection des Sites de Loix (APSL) et membre d'autres associations rétaises, qui monte à son tour au créneau en publiant une Lettre ouverte à M. le Préfet. Résident périodique depuis 1935, M. Brésard rappelle la situation hydrologique de Loix depuis des décennies avant qu'existe la ferme aquacole et l'évolution de la ressource depuis la création de la ferme. Le général, lui, après avoir aussi rappelé les prélèvements excessifs, aligne le ministère de l’Agriculture : « D’autres erreurs ont été commises lors du développement du pompage. Les responsabilités de la Direction de l'espace rural du ministère de l'Agriculture et des échelons subordonnés (région, département) apparaissent comme évidentes ».
Après avoir rappelé ce qu’ont coûté aux contribuables les subventions reçues par la SAIR (société aquacole de l'île de Ré), M. Brésard conteste le bien-fondé et l'applicabilité de l'arrêté d’autorisation de pompage que le préfet a pris le 5 juin 1997.
Il rappelle aussi qu’outre les effets hydrogéologiques et écologiques avérés et potentiellement désastreux des pompages de la ferme aquacole, elle rejette ses eaux d’élevage sans aucun traitement, « constituant une source de pollution pour les parcs à huîtres de la Fosse de Loix ou pour les estivants sur les plages ». Considérant que la loi sur l'eau est ouvertement bafouée par le non-respect de plusieurs articles et que la situation n'est pas admissible et ne peut plus durer, le général rappelle l'article 30 de cette même loi de janvier 1992. Il stipule en effet « qu’en cas de non-respect des prescriptions imposées par la loi… toute mesure utile, y compris l'interdiction d'exploiter l'ouvrage ou l'installation en cause, peut être ordonnée » (procédure du « référé pénal » mise en œuvre par le préfet, le procureur, etc.). « Est-ce que ce n’est pas dans cette voie qu'une solution devrait être recherchée ? » interroge M. Brésard.
Mais les meilleures intentions et l'exaspération justifiée d'un général retraité n’ont que peu d'effet sur les décisions d'un préfet, aussi diligent, rigoureux et objectif soit-il, aussi Pierre Sadoul doit-il de nouveau faire le point dans Le Phare de Ré du 7 juillet 2000 pour remobiliser ses troupes. Il rappelle que les recours conjoints d'un agriculteur loidais et de
L'association “De l’eau pour tous” auprès du tribunal administratif de Poitiers ont abouti le 2 février 2000 à l'annulation des deux arrêtés préfectoraux du 5 juin 1997 et du 8 juillet 1998. En conséquence, la société aquacole a été mise en demeure de régulariser sa situation en déposant une demande d’autorisation d’exploitation d’élevage intensif (installation classée). Cette demande doit être assortie d'une enquête publique et d’une étude d'impact. Mais le commissaire enquêteur a donné des conclusions favorables à la ferme aquacole qui laissent tout le monde songeur... Quant à l'étude d'impact qui devait être remise le 15 mai 2000, de report en report, elle n’était toujours pas déposée le 15 janvier 2001. C’est ce jour-là que Pierre Sadoul, au nom de l'association, rappelait ses inquiétudes au nouveau préfet de Charente-Maritime en constatant que la société aquacole « joue la montre ».
Effectivement, ce même 15 janvier 2001, par un courrier à en-tête du ministère de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, le directeur de la Prévention des Pollutions et des Risques (DPPR), délégué aux risques majeurs, informe le président de la cour administrative d’appel de Bordeaux que : « Dans ses requêtes en appel, la société Aquacole de l'Ile de Ré soulève l'erreur d’interprétation du juge et la confusion de dates entre la déclaration de prélèvement d'eau et la déclaration d’existence. Je souhaiterais, sur ces points, apporter les précisions suivantes. [suivent deux pages d’argumentaire administratif, avant de conclure :] ... Par ces motifs, je conclus à ce qu'il plaise à la cour administrative d’appel de Bordeaux de bien vouloir annuler les jugements n° 9800234 et n° 9801391 du tribunal administratif de Poitiers en date du 3 février 2000 ». S'il y a eu effectivement une confusion de dates quant aux déclarations de la société aquacole, introduisant un vice de forme, la recommandation du DPPR tient plus de l'usage du parapluie gigogne que de l’objectivité d’un haut responsable de l’environnement. Ainsi, en pratique, Monsieur le Directeur de la DPPR vole au secours de la société aquacole sans aucunement rappeler que, si sa requête est juridiquement fondée, il n’en demeure pas moins qu'elle n'est pas en règle et qu'elle perturbe sereinement son environnement naturel et social.
Aux dernières nouvelles (Eric Chauveau, Sud-Ouest, édition La Rochelle du 12 septembre 2001), la ferme aquacole de Loix en Ré est sur la sellette. En effet, à cette date, le Conseil Départemental d’Hygiène (CDH) a été réuni pour écouter l’exposé très technique du Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM, établissement public de l’État) qui conclut clairement à l’entière responsabilité de la ferme aquacole dans la surexploitation de la nappe et sa pollution saline. Le CDH avait aussi invité l’éleveur, le maire de Loix et les représentants des associations. Les membres du CDH ont ensuite eu à voter pour ou contre l’autorisation d’exploitation déposée par la SAIR. Le résultat du vote, qui n’a pas encore été publié, est entre les mains du préfet qui doit prendre par arrêté la décision d’autorisation ou de refus de l’exploitation.
Pour ceux qui ont le sens de l’humour un peu british, sous l'article d’Eric Chauveau, qui donne la parole à Pierre Sadoul, dans un entrefilet de quinze lignes avec une belle photo de turbot, l’exploitant de la ferme accuse l'association “De l’eau pour tous” de faire du lobbying... Il ne semble pas savoir que ce sont ses patrons qui ont donné l’exemple depuis longtemps.
Ce sera le mot d’une fin provisoire, car les enjeux sont tels que, si la SAIR n’est pas autorisée à exploiter, elle a encore bien des recours, y compris celui d’obtenir une indemnisation d'arrêt qui sera à plusieurs zéros, comme les subventions déjà reçues...
En attendant, qui veut faire le bilan énergétique et écologique de l’usine à turbots ? Pierre Sadoul nous fournit quelques voies d’exploration : combien de kilos d’anchois de la côte chilienne faut-il pour faire un kilo de farine de poisson, lequel, transporté à 12 000 km, devra produire un kilo de turbot à Loix ? Multipliez par 150 tonnes/an de turbot commercialisé. Ajoutez le coût énergétique du pompage annuel de plus d’un million de m³ d'eau.
Si vous multipliez par le nombre d’années de production, sans compter l'âge du capitaine, on devrait approcher du montant possible d’indemnisation de la ferme et de la réhabilitation de la nappe d'eau douce des calcaires de Loix.
Jean-Louis Mathieu