L’histoire débute il y a 20 000 ans. Sur l’échelle des temps géologiques, c’était hier. Nous sommes en pleine période de glaciation. Une calotte de glace de plusieurs milliers de mètres d’épaisseur recouvre le Nord de l’Europe, de la Grande-Bretagne au Caucase, en passant par la Finlande et la Scandinavie. L’actuelle mer Noire n’est qu’un immense lac d’eau douce, un peu plus grand que la France, alimenté par les grands fleuves de ce qui formera plus tard l’Europe de l’Est : le Danube, le Dniepr, le Dniestr et le Don. Son rivage se situe alors 120 mètres plus bas qu’à l’heure actuelle. Mais il y a environ 12 000 ans, un réchauffement s’amorce qui va mettre fin à l’âge glaciaire et causer la fonte des épaisses calottes qui s’étendent sur une bonne moitié de l’Europe, déclenchant une montée progressive des eaux.
Jusqu’au début des années 1990, la plupart des scientifiques adoptent la même version des faits : avec la fonte des glaciers, le niveau de la mer Noire monte graduellement, au même rythme que celui de la Méditerranée. Jusqu’à ce que les eaux lacustres et marines se rejoignent par-dessus le détroit du Bosphore pour former finalement cette mer que nous connaissons aujourd’hui. Ce scénario, deux géologues américains, William Ryan et Walter Pitman du Lamont Doherty Earth Observatory de Palisades, dans l’État de New York, vont le remettre en cause, suite à la découverte, au large des côtes nord de la mer Noire, de faunes et sédiments marins tendant à suggérer l’existence d’un véritable cataclysme. Et pas n’importe quel cataclysme : les deux géologues pensent avoir retrouvé l’origine du mythe biblique du Déluge et de l’Arche de Noé, en mer Noire.
Le déluge en mer Noire
« … En ce jour-là, toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s’ouvrirent. La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits… les eaux furent sur »
[Photo : Large d’environ 1 150 km d’Ouest en Est et de 600 km du Nord au Sud, la mer Noire s’étend sur une superficie de 413 000 km².]
« La terre pendant cent cinquante jours ». Une véritable catastrophe, cette inondation, au point de devenir un mythe retranscrit dans la Genèse et dans l’épopée de Gilgamesh, ce roi sumérien dont le récit, retrouvé sur des tablettes d’argile vieilles de 4 500 ans, relate une inondation dans des termes proches de celui de la Genèse. William Ryan et Walter Pitman proposent, eux, une connexion brutale qui s’opère dans le vacarme et la fureur ! Au terme de la période de déglaciation, le lac formant l’actuelle mer Noire aurait baissé d’environ 150 mètres du fait d’une réduction des eaux de fonte et d’une évaporation intense liée à l’aridité du climat. Pendant ce temps, les eaux de la Méditerranée auraient continué à monter, jusqu’au moment où le barrage rocheux du Bosphore cède brutalement, voilà environ 8 300 ans. Pour les deux géologues, il faut imaginer un énorme torrent, deux cents fois plus puissant que les chutes du Niagara, déversant des trombes d’eau salée dans le lac situé en contrebas, de l’ordre de 50 km³ d’eau par jour ! Dans leur ouvrage, « Noah’s Flood », publié en 1999, ils décrivent ainsi le déclenchement de ce déluge d’eau au Bosphore :
« Puis il y a eu un premier filet d’eau continu, un mince ruban frayant son chemin à travers la terre, les feuilles, les débris, creusant de plus en plus profondément dans le sol, jusqu’à devenir un fleuve tumultueux en quelques jours. Déjà, il charriait 200 fois le volume d’eau qui tombe aujourd’hui des chutes du Niagara, assez pour faire monter le niveau de la mer Noire de 15 centimètres par jour, remplissant sur plus d’un kilomètre des rivières peu profondes et leur delta. Avec la puissance sans limites de l’océan derrière elle, l’eau salée rugissait maintenant à travers l’étroite vallée du Bosphore à une vitesse de plus de 80 km/h, puis s’écrasait 120 mètres plus bas avec un fracas de tonnerre, que l’on devait entendre sur tout le pourtour de la mer Noire. »
Pour les deux géologues, les volumes d’eau venant de Méditerranée via la mer de Marmara sont tels que le niveau de l’eau monte chaque jour de 15 centimètres. Au total, il augmentera de près de cent mètres en deux ans, inondant quelque 100 000 km² de terres fertiles. Pour les populations vivant sur les rivages du grand lac, c’est une véritable catastrophe qui les oblige à fuir précipitamment. Ryan et Pitman poussent encore plus loin leur théorie. Ils attribuent à ce mouvement migratoire l’origine de la diffusion de l’agriculture dans toute l’Europe du Sud et dans les Balkans. Ils rappellent que la charrue et l’irrigation sont apparues rapidement, à peu près à la même époque que l’inondation, en Transcaucasie et en Europe centrale.
Une belle histoire, cette théorie née de spéculations autour de premiers indices récoltés par des Russes en 1938. Mais, dans les milieux scientifiques, elle sent le soufre. On réclame des preuves. Et si possible, des preuves géologiques plutôt que de vagues interprétations fondées sur des textes anciens… Contre toute attente, deux expéditions internationales vont collecter un faisceau d’indices tendant à valider la thèse de Ryan et Pitman.
Un déluge confirmé par un faisceau d’indices
Au mois de mai 1998, se déroule une campagne océanographique franco-roumaine en mer Noire. À bord du « Suroît », plusieurs scientifiques de l’Ifremer et William Ryan lui-même. Les données collectées au cours de l’expédition corroborent pour
[Photo : Il y a 12 000 ans, la mer Noire était un grand lac d’eau douce fermé et son rivage était 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui.]
[Photo : Plusieurs expéditions internationales ont collecté un faisceau d’indices tendant à valider la thèse de Ryan et Pitman. Ici, l’expédition de Bob Ballard.]
[Photo : En 1999, Robert Ballard découvre l’existence d’une civilisation néolithique sur les bords de la mer Noire.]
La plupart confirment la thèse de Ryan et Pitman. D'abord, l’analyse des carottes prélevées entre 2 200 et 15 mètres de profondeur au-dessous du niveau de la mer confirme l’arrivée massive et soudaine d’eau salée vers 8 300 ans avant J.-C. Près de 600 ans séparent les dernières coquilles d’eau douce, vieilles de 8 500 ans, des premiers mollusques marins, âgés d’environ 7 900 ans. Ensuite, la combinaison d’images sismiques et de sondages multifaisceaux révèle des détails topographiques des fonds marins qui plaident en faveur d’un ancien cordon littoral. Des dunes formées par une érosion d’origine éolienne, donc à l’époque où cette zone était à l’air libre, sont identifiées. Les carottes prélevées dans les creux et au sommet de ces dunes révèlent un envahissement rapide des milieux par la mer. Au fond du détroit du Bosphore, on détecte même la présence de deux têtes de canyon profondément creusées dans la roche qui pourraient être directement à l’origine de l’envahissement des eaux du lac par la Méditerranée.
De son côté, le géologue-explorateur américain Robert Ballard se lance dans la course. Ballard n’est pas inconnu. Ce « Cousteau américain » s’est fait connaître en travaillant avec l’Ifremer à la découverte puis à l’exploration du Titanic.
[Photo : À 12 miles nautiques au large de Sinope, l’expédition découvre des structures d’environ douze mètres sur trois qui pourraient être des poutres ou des fondations de maisons.]
Durant l’été 1999, il découvre une plage sous 150 mètres d’eau à proximité des côtes sud de la mer Noire. Les sédiments contiennent des roches et des coquillages indiquant que l’eau douce du lac a été submergée dans un laps de temps très court par de l’eau de mer. Encouragé par cette découverte inespérée, Ballard monte une nouvelle expédition soutenue par la revue National Geographic pour trouver des traces de présence humaine le long des bords inondés de la mer Noire. À 12 miles nautiques au large de Sinope, il découvre à l’aide d’une caméra-robot des structures carrées d’environ douze mètres sur trois qui pourraient être des poutres ou des fondations de maisons. Une civilisation aurait-elle été engloutie à cet endroit ? Le Déluge se serait-il bien produit en mer Noire ? Le sujet passionne, tant les histoires de cités englouties peuplent l’imaginaire collectif. Mais la découverte de Ballard atteste simplement l’existence d’une civilisation néolithique dans le bassin de la mer Noire. Elle ne prouve pas l’hypothèse de la submersion soudaine, mais seulement l’envahissement du lac par la Méditerranée. Un fait avéré, sur lequel nombre de géologues et d’archéologues travaillent depuis plusieurs décennies. Ils savent que ce type d’envahissement, pas forcément cataclysmique, a probablement eu lieu plusieurs fois. Et pas uniquement en mer Noire. En 1972, Ryan lui-même découvre des dépôts de sels de plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur sous les fonds de la Méditerranée. Des dépôts qui attestent d’une chute puis d’un assèchement de la mer Méditerranée, il y a six millions d’années. À l’origine de ce phénomène, la dérive des continents qui aurait refermé temporairement le détroit de Gibraltar avant que, quelques centaines de milliers d’années plus tard, celui-ci ne se rouvre pour laisser passer les eaux de l’Atlantique. Celles-ci envahirent le bassin méditerranéen et le remplirent à nouveau, probablement en moins d’un siècle. D’abord rejetée par les scientifiques, l’idée s’est peu à peu imposée. Elle est aujourd’hui jugée crédible, sans que pour autant ce phénomène soit attribué au Déluge relaté dans la Genèse.
[Photo : Les sédiments prélevés sous 150 mètres d’eau à proximité des côtes sud de la mer Noire contiennent des roches et des coquillages indiquant que l’eau douce du lac a été submergée par de l’eau de mer.]
[Photo : L’envahissement de la mer Noire par la Méditerranée, pas forcément cataclysmique, est un fait avéré, sur lequel nombre de géologues et d’archéologues travaillent depuis plusieurs décennies.]