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L'aqueduc Rhône-Barcelone est-il nécessaire ?

30 mai 2000 Paru dans le N°232 à la page 48 ( mots)
Rédigé par : Bernard BARRAQUé

En amont des études de faisabilité technique et d'impact environnemental suivies par les comités scientifiques des deux partenaires du projet, un réseau de chercheurs européens a étudié les demandes en eau en Catalogne : la baisse de la demande en eau de Barcelone de plusieurs manières nettement plus économes que par un transfert de 300 km. Plusieurs autres transferts de ce type existent en Europe, et sont remis en cause, la cherté de l'argent rendant préférables la gestion de la demande. L'Europe ferait mieux d'investir les 7 milliards de francs du projet LRC dans le ferroutage.

La construction d’un aqueduc du Rhône à Barcelone est un grand projet qui stimule doublement notre imaginaire : il prolonge une vision progressiste où, du pont du Gard au canal de Suez, l’hydraulique a pris une grande place ; et il fonde une nouvelle solidarité entre deux peuples, sur ce qui est le plus indispensable à la vie. Pourtant, la réalité est moins évidente : il faut qu’un projet si coûteux soit justifié sur le plan économique, et sur celui de l’environnement. Et, avant de se jeter dans l’aventure, l’on doit se demander s’il n’y a pas de solutions plus modestes à la pénurie d’eau de Barcelone. Certes, le Rhône est un fleuve alpin considérable, et c’est même de loin le plus important de ceux qui se déversent en Méditerranée ; mais il y a aussi beaucoup d’eau dans les Pyrénées nettement plus proches. On pense alors à un autre grand fleuve méditerranéen, et on se demande pourquoi la société régionale d’adduction d’eau Aigües Ter Llobregat (ATLL) ne négocie pas l’achat d’eau à la Confédération hydrographique de l’Èbre. Or la rumeur court que toute l’eau de ce fleuve serait déjà affectée, qu’on ne pourrait reprendre l’eau du plus ancien système d’irrigation étatique d’Espagne, et pire, que « Saragosse », voire « Madrid » refuseraient d’en donner la moindre quantité à la capitale de la Catalogne. Et du coup, ce serait presque par dépit que Barcelone, le plus grand port de la Méditerranée, irait chercher en France, et dans une région historiquement liée, une ressource propre à garantir son développement. Il est alors d’autant plus nécessaire de justifier le projet économiquement, juridiquement et socialement, qu’il serait en fait imprudent de le laisser se bâtir sur de tels

[Photo : L’Espagne n'est pas l’un des pays les plus pauvres en eau d'Europe, contrairement à une idée répandue]

Arguments idéologiques faisant remonter de vieilles rancœurs. D’ailleurs, le projet Languedoc - Roussillon - Catalogne (LRC) en suscite déjà d'autres, notamment de la part des agriculteurs languedociens et de certains partis politiques. Et il pourrait y en avoir encore d'autres, notamment du côté de Toulouse, qui est moins loin de Montpellier que Barcelone, et avec un col moins haut à franchir, mais où l’on discute l’opportunité de construire le barrage de Charlas. L’eau du Rhône serait alors providentielle ; et pourquoi ne pas ensuite imaginer de desservir Gênes en Italie, ou, s'il s’avérait que le lien vers Barcelone n’est pas rentable, de le prolonger jusqu’à Malaga... Aujourd’hui, tout cela est techniquement possible, et même Londres est moins loin du Rhône que Los Angeles du Colorado. D’ailleurs, du temps de Belgrand déjà, n’a-t-on pas voulu abreuver Paris de l'eau du Léman ?

À l'initiative du député Juan de Dios Izquierdo Collado, le Parlement européen a émis le vœu qu’on étudie tous les transferts possibles, dans la perspective de mailler littéralement l'Europe. Le lien LRC serait le premier d'une série permettant d’envoyer « l’eau qui inonde au nord, vers les terres arides du sud ». Au-delà de l'ignorance hydrologique qui fonde cette idée naïve autant que généreuse, on voit bien que le projet LRC appelle une réflexion globale, que notre réseau de chercheurs travaillant sur la politique de l'eau en Europe veut contribuer à lancer. Certes, des études d’impact sont réalisées en ce moment sous le contrôle des comités scientifiques respectifs de la Société d'Études Pour l’Aqueduc (SEPA-LRC) côté français, et de son partenaire ALRC-ATLL côté espagnol. Mais pour nous, il ne s’agit pas de vérifier que le projet n’aura pas d’impact négatif sur l’environnement, ou sur l'agriculture ou le développement dans le sud de la France. Il faut réfléchir globalement à la question, tout en proposant d’agir localement, conformément au slogan qui résume le rapport Brundtland sur le développement durable.

Penser globalement ?

L’Espagne n’est pas l’un des pays les plus pauvres en eau d’Europe, contrairement à une idée répandue. Surtout depuis que les ingénieurs ont multiplié les barrages-réservoirs et régulé les rivières bien plus systématiquement que ne l'ont rêvé les ingénieurs de notre côté des Pyrénées. Mais l’Espagne a également choisi un mode de développement fondé sur l’agriculture irriguée, selon un vieux projet résumé dans l’exergue de cette introduction : aujourd'hui, au moins 80 % de l'eau (et une proportion encore plus forte en été) est utilisée par l'agriculture, et les observateurs s’accordent à dire que l'eau est non seulement évaporée massivement, mais qu'elle est gaspillée parce que sous-tarifée. Économiser un peu d’eau de l'agriculture, c’est alors en libérer beaucoup pour les autres usages, dans lesquels la valeur économique de l’eau est considérablement plus grande. Il faut donc bien vérifier la véritable nécessité des grands transferts d'interconnexion entre bassins, alors qu’on les discute âprement en Espagne même, dans le cadre du Plan national hydrologique en préparation, et entre l’Espagne et le Portugal situé en aval de plusieurs grands fleuves : celui du Rhône ne vient-il pas conforter indirectement une logique de développement insoutenable ?

Agir localement ?

Au fait, Barcelone a-t-elle vraiment besoin d’eau ? Ne peut-elle pas s'organiser d’abord pour gérer les demandes locales, afin d’arriver à un équilibre dynamique avec l’offre bien plus rentable économiquement ? Par rapport à notre connaissance des évolutions démographiques et des consommations d'eau urbaines en Europe, il saute aux yeux que les prévisions qui fondent le projet LRC sont peu crédibles, et l’on doit se poser de sérieuses questions.

Dans ces conditions, nous avons voulu conduire une analyse rapide, en soumettant ce qu’on peut savoir sur la socio-économie de l’eau de la région de Barcelone à une expertise européenne. Grâce au soutien de la Direction de l’Eau en France, une collaboration originale a été établie : une première phase a consisté à décortiquer la situation de la demande en eau à Barcelone, et elle a nécessairement été réalisée par des Catalans, des Espagnols et un Français spécialiste de l’eau dans la péninsule Ibérique. Une seconde phase a permis de recueillir quelques avis d’experts sur le projet, en croisant les documents de la première phase avec leur connaissance des débats sur les transferts dans leur pays. Car, évidemment, même si l’aqueduc LRC est plus grand, il n’est absolument pas le premier en Europe, et il y a toute une expérience dont les décideurs peuvent bénéficier dès à présent. Un projet d’alimentation de Copenhague à partir de la Suède voisine a été abandonné ; un transfert d'eau d’Albanie vers les Pouilles n'arrive pas à trouver ses subventions ; le projet anglais d’un réseau national d’adduction d’eau est finalement subordonné à une obligation faite aux distributeurs de réduire préalablement toutes les pertes, etc.

Notre démarche part de la situation de l’eau à Barcelone elle-même, et plus précisément de l’évolution de la demande en eau dans le territoire d’ATLL. Puis l'horizon de l'étude s'élargit à la Catalogne, puis à l’Europe. La phase 1 a consisté à obtenir des réponses à cinq questions de base :

1. Les prévisions démographiques fondant

1 La SEPA est une filiale à 52 % de la Compagnie du Bas-Rhône Languedoc (BRL), et de neuf groupes dont EDF, les trois grands distributeurs d'eau, deux manufacturiers de tuyaux, GEC-Alstom et la Caisse des Dépôts.

[Photo : Barcelone a-t-elle vraiment besoin d’eau ? Ne peut-elle pas s’organiser d’abord pour gérer les demandes locales, afin d’arriver à un équilibre dynamique avec l’offre bien plus rentable économiquement ?]

En partie l’accroissement des besoins ne sont-elles pas exagérément optimistes ?

2. Quelles sont les véritables tendances de la demande en eau par habitant ? La baisse constatée ces dernières années va-t-elle se poursuivre, ou est-elle conjoncturelle ?

3. Actuellement l'eau potable provient du Llobregat qui se jette dans la mer à Barcelone, et du Ter, un fleuve plus au nord. La qualité de l'eau du Llobregat va-t-elle s'améliorer, ou doit-on abandonner cette ressource ? Le projet consiste en effet en une substitution partielle d’eau du Rhône aux prélèvements du Llobregat, qui est très pollué, et notamment par du sel gemme emporté par les ruissellements pluviaux.

Mais dépolluer et dessaler le Llobregat, n'est-ce pas une exigence d’ordre supérieur (Directives européennes sur l'eau) et cela ne reviendra-t-il pas alors de toutes façons moins cher ? Par ailleurs, la société privée AGBAR, qui a une concession encore longue pour desservir la ville de Barcelone (plus des deux tiers de la population concernée), gère une usine d’eau au bord du Llobregat, au niveau du delta ; elle utilise la nappe de ce dernier comme tampon : ne peut-on pas développer cette pratique ? Ne peut-on pas recycler une partie de l'eau ?

4. En raisonnant toujours selon le principe d’élargissement progressif du territoire d'analyse (ce qui correspond au principe de subsidiarité), on doit se demander s'il n'y a pas de l'eau à proximité des bassins fluviaux où s'alimente Barcelone actuellement.

Tout le monde pense à l’Èbre, où il y a déjà une prise d'eau, près de son embouchure, pour Tarragone. On pourrait la prolonger jusqu’à Barcelone. Mais on sait aussi que l’Èbre est déjà surexploité, que le delta recule etc. En revanche, un de ses gros affluents longe les bassins internes à la Catalogne à l’ouest, c'est la Sègre, et à plusieurs endroits, la distance à franchir pour amener l'eau au Llobregat ou à ses affluents est inférieure à 30 km. On se demande donc pourquoi cette solution n’est pas envisagée. Quelle est la répartition actuelle de l'eau de cette rivière qui est déjà en partie régulée ? Puisqu’on vient d’y construire un barrage pouvant fournir 1 km³/an, quelle est l'affectation future de cette eau ? On sait que l’irrigation est ancienne et très développée dans la plaine de Lérida : lui faut-il de l'eau en plus, et combien, et à quel prix ?

Compte tenu de la différence de valeur économique entre l'eau agricole et l'eau potable, pourquoi ne laisse-t-on pas la priorité à la ville ? Contrairement à une logique universelle de priorité des réseaux publics ?

5. On débouche alors sur une question d’ordre juridique : les promoteurs du projet ayant affirmé que l'eau de l’ensemble du bassin de l’Èbre était totalement affectée des concessions diverses et d'une façon définitive (ce qui n’est pas conforme à la loi espagnole de 1985), quelle est la pratique actuelle de gestion des concessions, et à quelles compensations les éventuelles révisions — flexibilisations (définitives ou temporaires) d’affectation de la ressource en eau donnent-elles lieu entre catégories d’usagers ?

Quatre spécialistes ont été sollicités pour répondre à ces 5 questions : pour la première, concernant la démographie et les migrations en Catalogne, Francesc Magrinyà, qui a conduit récemment une étude prospective sur la mobilité des personnes et le trafic futur en Catalogne, a bien voulu synthétiser pour nous les éléments démographiques officiels qui la fondent.

En ce qui concerne les usages actuels et futurs de l'eau potable dans la région desservie par ATLL, et les alternatives plus subsidiaires à l'eau du Rhône (questions 2 et 3), nous avons demandé à Josep Vergés, économiste indépendant, auteur d'un ouvrage Une politique économique pour l'eau, de commenter les données disponibles et les prévisions. Si l'auteur est connu pour ses positions libérales, ici il se contente largement de présenter des faits.

C'est la quatrième question qui a été la plus difficile à traiter. En effet, il est difficile d'obtenir de collègues espagnols d’écrire sur ce qui est particulièrement sensible chez eux : les subventions indirectes à l'agriculture par l’octroi d’une eau gratuite ou bon marché (le prix moyen de l'eau de surface pour l'irrigation en Espagne est de 1 pta/m³, soit 4 centimes de FF). Suite à un refus poli de la part d'un hydrogéologue bien connu, s’estimant tenu au devoir de réserve, c’est Michel Drain, spécialiste français de l'eau dans la péninsule ibérique, qui a traité la question. Il nous a appris l’existence de ce grand barrage de Rialp.

La dernière question a été traitée par Esperanza Alcain Martinez, spécialiste du droit de l'eau en Espagne. D'après elle, la loi espagnole prévoit parfaitement une reprise de concessions existantes moyennant indemnités, d’autant plus que cette même loi place toute l’eau espagnole dans le domaine public. Nous ne savons cependant pas encore quel est le montant des compensations accordées en pratique, lorsqu’une concession est remise en cause. Mais on peut alors se demander sur quoi se fonderait le refus de la Confédération de l’Èbre, dirigée depuis Madrid car l’Èbre couvre plusieurs régions autonomes, de laisser la priorité de son eau à Barcelone, puisque l'eau potable a priorité sur tous les autres usages.

La seconde partie du rapport, correspondant au

à la deuxième phase, s’ouvre par une réflexion italienne sur la fin des grands travaux hydrauliques, qui est d’autant mieux venue que l’Italie est dans la même situation que l’Espagne du point de vue des demandes d’eau, avec l’essentiel pris par l’irrigation. L’alimentation à distance des villes est remise en cause au profit d'une gestion plus qualitative et plus localisée, fondée sur une réévaluation des besoins à la baisse. La contribution de MM. Mangano et Massarutto (resp. ex-directeur administratif de l’ACEA, qui dessert Rome en eau, et professeur à l’université d’Udine), est suivie par celle de Thomas Zabel, du Water Research Centre près de Londres : il montre à quel point la politique de l'eau a changé en faveur d'une approche par la demande, visant à repousser de coûteux investissements. Puis on passe à l’analyse de la baisse des consommations d’eau à Copenhague, résumée par Mikael Skou Andersen, spécialiste danois de la politique et de l’économie de l’eau au CESAM de l’université d’Aarhus. Enfin, le texte d’Erik Mostert, chercheur au River Basin Administration Centre de l’université technique de Delft, non seulement fait le point sur les débats sur les transferts aux Pays-Bas, mais vient rappeler que ce genre de projets doit être soumis à une procédure d'étude d’impact conforme à une Directive Européenne, qui à son avis devrait être préparée par une étude plus approfondie dont il propose la méthodologie. Les Français pourraient ajouter à cette liste de remises en cause, le cas du 4ᵉ barrage en amont de Paris, avec un projet de canalisation directe jusqu’à la capitale, repoussé pour son coût à l’époque où notre Président de la République en était le Maire. Il y aurait donc urgence à attendre et à étudier avant de décider.

[Photo : Le projet LRC libère indirectement de l’eau pour une agriculture irriguée qui est de plus en plus critiquée comme insoutenable, et il comporte un risque d’effet]

Mais, pour conclure, que nous apporte ce premier balayage ? Barcelone ne semble pas avoir besoin de l'eau du Rhône : la population ne va certainement pas croître selon les prévisions optimistes des urbanistes à l’époque des jeux olympiques ; de plus le plan d’aménagement régional veut rééquilibrer le développement urbain au profit d’autres villes de Catalogne. La demande par habitant ne va sans doute pas remonter aux niveaux des années 1980, et le pire est que les gros usagers ont tendance à se détourner d’ATLL pour recourir à la source d’eau toujours injustement négligée par les planificateurs : l’eau souterraine. Il est stratégique de protéger et de réalimenter les aquifères proches des villes, car ce sont des réservoirs naturels inter-saisonniers. Un autre gisement considérable d’eau est constitué par les rejets des stations d’épuration performantes en construction, du moins pour les usages les moins nobles. Mais même si l’on ne fait pas confiance à cette solution de recyclage, il ne semble y avoir besoin d’eau que temporairement en cas de sécheresse. Dans ces conditions, au lieu d’investir dans un lien de coût fixe élevé et irréversible, on ferait mieux d’interconnecter Barcelone et le bassin de l’Ebre à deux endroits (Sègre-Cardener, et Tarragone-Barcelone), pour pouvoir échanger de l’eau avec les agriculteurs de l’ouest de la Catalogne (en particulier vers Lérida), et en leur offrant des compensations pour les pertes de revenus occasionnées en cas de transfert exceptionnel d’eau à Barcelone.

Or la loi espagnole de 1985 est formelle : non seulement il n’y a plus de concessions perpétuelles, mais l’eau potable a priorité sur tous les autres usages. Donc aussi bien du point de vue juridique qu’économique, si Barcelone a besoin d’eau, c’est évidemment là qu’elle doit d’abord aller la chercher. Tout ce raisonnement est conforme à l’esprit de la Directive cadre en préparation sur l’eau, bien qu’elle soit encore bien timide sur la question des quantités d’eau. Qu’on le veuille ou non, le projet LRC libère indirectement de l’eau pour une agriculture irriguée qui est de plus en plus critiquée comme insoutenable, et il comporte un risque d’effet boule de neige en Espagne et en Europe. D’ailleurs certains envisagent déjà de le rentabiliser en le prolongeant plus au sud, ce qui permettrait de satisfaire la revendication de la région de Murcie sur l’eau de l’Ebre, promise dans le Plan Hydrologique National. Le pire serait qu’il soit subventionné par des fonds européens, car il y a évidemment de nombreux projets plus utiles à financer (à commencer par les interconnexions locales elles-mêmes), tant qu’à financer des infrastructures à fonds perdus, le fer-routage trans-pyrénéen semble plus utile.

La conception de ce projet montre d’une manière exemplaire la caractéristique traditionnelle de la politique de l'eau en Espagne, en France, et dans toute l’Europe : la séparation complète entre les politiques, monopolisant l’expression de la demande avec un grand D, et les techniciens, monopolisant les connaissances relatives à l’offre (avec un grand H comme hydraulique). Mais comme le disent avec humour nos collègues américains travaillant sur la politique de l’eau, il serait temps d’envisager de passer des “hydrodinosaures” à une “hydrodiplomatie” fondée sur des usages raisonnables de l’eau. Un partage contractuel qui fait penser aux marchés de l’eau, et d’ailleurs, la loi espagnole de fin 1999 permet de revendre les

Même et surtout s'ils sont parés des plumes du paon, c'est-à-dire de la contractualisation généralisée des politiques publiques en Europe : le président de la Generalitat de Catalogne se donnerait une image moderniste en faisant aboutir un “grand contrat” entre les deux pays, mais ce serait pour poursuivre une politique assez traditionnelle de planification des besoins dans sa propre région, et pour y étouffer les démarches contractuelles entre usagers de Ve.

sa propriété, et au besoin en introduisant des compensations monétaires. Certains économistes, fascinés par la rationalisation économique potentielle que de tels marchés de l’eau pourraient apporter, se font les avocats du transfert de l’eau du Rhône à Barcelone, parce que l’idée de marchés internationaux est séduisante et qu’ils aimeraient la tester.

Mais à jouer ainsi, on oublie l’essentiel, le coût fixe des aqueducs de transfert des eaux échangées est énorme ! De plus, tout près de Barcelone, il y a de l’eau d’irrigation potentielle à vendre pour bien moins cher que le transfert, et la loi espagnole prévoit cela.

Et même en ce qui concerne les usages à forte valeur de l’eau comme l’eau potable, encore faudrait-il que le projet offre lui-même une bonne rentabilité interne, c’est-à-dire que Barcelone ait vraiment besoin de beaucoup d’eau, et qu’elle ne puisse pas en trouver de moins chère ailleurs.

Les co-auteurs du rapport semblent assez unanimes à penser que non, et même qu’on semble loin du développement durable. Il est vrai que notre étude est rapide, mais nous en tirons au moins une conviction : la décision devrait être construite par apprentissage collectif entre techniciens, décideurs publics, et représentants des divers types d’usagers.

C’est dans cet esprit et avec cette méthode qu’il faut conduire une véritable étude préalablement à la signature d’un traité entre la France et l’Espagne.

Il faudrait également y associer une expertise européenne indépendante constituée de Catalans et d’autres Espagnols, de Français et d’autres Européens, voire d’Américains, et qui fasse une large place aux juristes, aux économistes, aux politistes, géographes, sociologues…

Ce n’est pas vraiment le cas avec les comités scientifiques actuels des deux partenaires du projet, qui fonctionnent pour l’instant séparément, et qui semblent travailler surtout sur les impacts du projet sur l’environnement. Avec une expertise très qualifiée, mais partielle, on risque d’enfermer celle-ci dans une logique de justification d’un projet décidé à l’avance, mais peut-être déjà en retard d’un siècle.

[Photo : carte du projet de transfert Rhône–Catalogne]

La controverse sur le transfert Rhône-Catalogne n’est pas éteinte

L’article de Bernard Barraqué est pratiquement le résumé du rapport qu’il avait remis à la Direction de l’Eau du ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement en juin 1999.

En écoutant la conférence de Francis Imbert, directeur de la SEPA (Sté d’Études et de Promotion pour l’Aqueduc Languedoc-Roussillon-Catalogne), filiale à 52 % de BRL, de nouveau présentée en avril à l’occasion d’AQUAGEXPO 2000, on pourrait penser avoir tous les éléments d’appréciation en main, et que la balance penche en faveur du projet BRL. Il n’en est rien ! La validité des données de l’argumentaire en faveur du projet n’a toujours pas été apportée en réponse aux critiques et informations contradictoires rassemblées dans le rapport de B. Barraqué. Ce dernier n’a d’ailleurs pas poussé cruellement l’analyse dans le domaine des données agro-climatiques de l’argumentaire, qui, même pour des hydrologues simplement expérimentés, sont pour le moins sujettes à discussion…

Une autre raison pour que la controverse persiste, c’est tout simplement que, malgré le mode de présentation du projet, il n’apparaît nulle part que la Catalogne ait été demandeuse. À notre connaissance, la Generalitat de Catalunya n’a pas lancé d’appel d’offre pour résoudre un problème – d’ampleur internationale – pour pallier à la perspective de pénuries d’eau que d’aucuns se seraient plu à largement surestimer. À l’occasion d’une conférence sur le sujet à Hydrotop à Marseille en juin 1999, le débat avait été « animé »… Aujourd’hui, cela continue outre-Pyrénées, si l’on en croit les articles parus le 14 mai 2000, simultanément dans La Vanguardia de Barcelone et dans l’édition catalane d’El País, des sommités internationalement reconnues. Ainsi, Ramon Llamas, vice-président de l’Association internationale des ressources en eau et Jesús Carrera, hydrologue et recteur de l’Escola Técnica Superior d’Enginyers de Camins (l’équivalent espagnol de notre ENPC), se sont élevés contre le projet en rappelant les mêmes arguments que ceux développés dans le « rapport Barraqué ». Ils y ont ajouté aussi le souci que la réalisation du projet de transfert suscite une négligence dans la réhabilitation en cours de la qualité des eaux des fleuves côtiers catalans Llobregat et Besòs (La Vanguardia des 2 et 19 avril).

Et pour bien enfoncer le clou, ils indiquent que, d’après leurs propres estimations, le prix au robinet du m³ d’eau du Rhône rendu à Barcelone serait aussi cher que le prix de l’eau produite par une usine locale de désalinisation d’eau de mer. Même Lluis Berga, président du Comité espagnol des grands barrages, qui semble connu pour son esprit conciliateur, est très réservé sur le projet BRL. Signalons que Jesús Carrera est membre du Comité scientifique espagnol qui a analysé la possibilité du transfert Rhône-Catalogne. Encore récemment il avait, dans La Vanguardia du 12 mars, rappelé que « la question n’est pas d’effectuer ou non des transferts d’eau, mais de gérer l’eau avec des critères environnementaux ». L’allusion ne concerne d’ailleurs pas que la Catalogne : elle vise aussi le gaspillage de l’eau d’irrigation dans les régions du Levant et surtout de Murcia et d’Almería. Le message est clair et vient des Espagnols eux-mêmes : Gérons d’abord correctement nos ressources, on en demandera ailleurs quand on ne pourra faire autrement… La bataille de l’eau n’est pas forcément lancée par ceux qui en manquent…

Jean-Louis Mathieu

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