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Le canal des deux mers, ou canal du Midi (1ère partie)

28 février 2015 Paru dans le N°379 à la page 101 ( mots)
Rédigé par : Marc MAUDUIT

Le canal du Midi est le 22ème des 25 sites Français relevant du patrimoine mondial de l'humanité. C?est aussi le plus ancien canal d'Europe encore en fonctionnement. Il comporte des ouvrages uniques, d'un intérêt exceptionnel. Le canal du Midi est resté pratiquement le même depuis sa construction, la navigation touristique a simplement remplacé le trafic commercial. Retour sur l'histoire d'un projet exceptionnel, qui prend forme en 1661 pour s'achever 20 ans plus tard après 12 ans de travaux.

La jonction des deux mers « l’Océane et la Méditerranéenne » à travers l’isthme gaulois est une idée très ancienne. Dès le 17ᵉ siècle, à partir du moment où le royaume de France prend conscience de son unicité, l’intérêt d’une liaison fluviale navigable reliant l’Atlantique à la Méditerranée devient une évidence économique et militaire. D’abord pour « faire cesser le passage obligatoire par le détroit de Gibraltar, profitable aux revenus du Roy d’Espagne » comme le faisait valoir Riquet à Colbert, mais aussi pour éviter un périple de 3 000 km autour de la péninsule ibérique. Les études commencent à partir de François Iᵉʳ, et se poursuivent sous Henri IV et Louis XIII à l’instigation du Cardinal de Joyeuse et du Cardinal de Richelieu.

Toutes les solutions adoptent le tracé le plus simple et le plus court, joignant la Garonne à l’Aude, de Toulouse à Carcassonne, en empruntant le passage naturel le plus favorable : celui des « Pierres de Naurouze » connu sous le nom de Seuil de Naurouze, entre la Montagne Noire au nord, et les Pyrénées au sud. La difficulté apparemment insurmontable est de trouver une réserve d’eau suffisante pour alimenter le canal, et ensuite d’amener cette eau gravitairement au bief de partage. La Montagne Noire paraît être le « château d’eau » tout indiqué, mais son réseau hydrographique présente de trop

faibles débits pendant cinq mois de l'année, de juillet à novembre. Le Sor, rivière qui débouche à l’est de Revel, offre un débit important, mais également avec une longue période d’étiage.

On ne sort pas de ce dilemme : arrêter la navigation pendant les périodes sèches, ou investir des sommes considérables pour canaliser plusieurs cours d'eau des deux massifs. Les idées restent donc confuses sur ce problème crucial et le projet du canal n'avance pas. C'est Pierre-Paul Riquet qui va trouver la solution de la Montagne Noire, en 1661.

[Photo : Pierre-Paul Riquet nait à Béziers en 1604. Il ne reçoit qu’une instruction rudimentaire. Il avouera lui-même à Colbert « qu’il n’entendait ni grec ni latin, et qu’il était peu instruit en mathématiques ». Mais il a le sens du commerce et un génie inventif associé à un esprit d’entreprise peu commun.]

L'idée de Riquet

Pierre-Paul Riquet nait à Béziers en 1609. Il ne reçoit qu'une instruction rudimentaire. Il avouera lui-même à Colbert « qu’il n’entendait ni grec ni latin, et qu’il était peu instruit en mathématiques ». Mais il a le sens du commerce et un génie inventif associé à un esprit d'entreprise peu commun. Il arrive à cumuler les charges de Fermier des Gabelles en Languedoc et de Fournisseur des Armées du Roy. Riquet amasse une importante fortune grâce à ces entreprises, ce qui lui permet d’acquérir le domaine de Bonrepos, à quelque vingt kilomètres au nord-est de Toulouse, et le château de Ramondens en plein cœur de la Montagne Noire.

Les archives nous le montrent préoccupé des difficultés de transport qu'il éprouvait en saison humide dans les chemins fangeux du Haut-Languedoc. Il rêve de ce canal dont on parle tant. Mais il connaît la pierre d'achoppement du projet : où trouver l'eau nécessaire ? Il y pense beaucoup au cours des nombreux déplacements qu’il fait de Verfeil à Ramondens. Il connaît bien les torrents du versant méditerranéen de ce massif montagneux : le généreux Alzau, l'impétueuse Bernassonne, les paisibles cours du Lampy et du Lampillon, le marécageux Rieutort... Il suit souvent le cours du Sor dans les gorges sauvages de Crabes-Mortes et de Malamort. L'idée lui vient de réunir les eaux du versant méditerranéen à celles du Sor en coupant ces ruisseaux torrentueux par une rigole à flanc de montagne qui grouperait leurs apports et les conduirait en un point de la ligne de partage des eaux dit le Conquet, d’où on pourrait les déverser dans le Sor. C'est l’étincelle qui va donner corps au projet, comme il l'écrira à Colbert en décembre 1664.

Avec l'aide du fils d'un fontainier de Revel, il parcourt le terrain, nivelle sommairement et s'assure de la viabilité du système. Nous sommes en 1661. En juillet 1662, grâce à ses mesures et observations, il est convaincu du bien-fondé de son idée. Il en fait part à Mgr d'Anglure de Bourlemont, Archevêque de Toulouse. Le prélat qui est son ami, écoute ses explications, se rend sur les lieux et se laisse convaincre à son tour.

Le mémoire à Colbert

L'archevêque conseille à Riquet d'envoyer un mémoire à Colbert, qui vient d’être investi de la confiance de Louis XIV à la mort de Mazarin. Dans ce mémoire, Riquet insiste sur les causes d’échec des projets antérieurs : « En douze lieues de ce pays on ne trouvait ni ruisseau ni rivière qui put fournir d'eau à suffisance pour ce canal (…). Ce qui me semble le plus important est d'avoir de l'eau à suffisance pour le remplir, et de la conduire à l'endroit même où est le point de partage ; ce qui se peut aussi faire avec facilité, prenant la rivière du Sor, près de la ville de Revel, qu'on conduira par pente naturelle puisqu’il se trouve neuf toises de descente depuis ledit Revel jusqu'au point de partage, et que le pays est uni et sans éminence. Il est encore aisé de conduire le ruisseau appelé le Lampy dans le lit de la rivière de Revel, distante d’environ quinze cents pas l’un de l’autre ; il est pareillement facile de mettre dans le lit de Lampy un autre ruisseau appelé l'Alzau, distant d’environ cinq quarts de lieue, et par conséquent, plusieurs autres eaux qui se rencontrent dans cette conduite, de sorte que, jointes ensemble, étant, comme elles sont toutes, sources vives et de durée, elles formeront une grosse rivière, qui, menée au point de partage, rendra le canal suffisamment garni des deux côtés, pendant toute l'année, et jusqu’à six pieds de hauteur sur neuf toises de large, si bien que la navigation sur ce canal serait sans difficulté... »

Colbert et Louis XIV favorables

Cette lettre habile et le projet qu'elle apporte à Colbert se situent dans le droit fil de la politique d'expansion économique que ce dernier s'apprête à mener pendant ses années de service auprès du Roi. Colbert et Riquet sont faits pour s’entendre. D'ailleurs, le ministre d'État restera jusqu’au bout un protecteur fidèle du père du Canal du Midi, puisque plus de vingt ans après, en 1676, on retrouve un projet de Riquet pour amener l’Ourcq

[Photo : Carte générale des rivières dont se compose le volume d’eau amené par chaque rigole nourricière au canal du Midi, dressée par Jasseron en 1825.]
[Photo : Le seuil de Naurouze, situé sur la ligne de partage des eaux entre l’océan Atlantique et la mer Méditerranée, constitue le point le plus élevé du canal du Midi (193 m).]

à Paris au moyen d’un canal navigable qui aurait débouché juste au pied de l’Arc de triomphe du faubourg Saint-Antoine. Colbert s’intéresse donc au mémoire de Riquet. Il saisit tout de suite le trait de génie qu’il contient : la découverte du moyen d’alimenter le canal à partir des torrents et ruisseaux de la Montagne Noire. Il fait part au Roi de sa confiance dans les affirmations d’un homme qu’il connaît pour être doté d’un sens pratique très développé. Le Roi Louis XIV consent à faire étudier sur les lieux les dires de Riquet. Par un arrêt daté du 18 janvier 1663, il ordonne que l’examen du projet de Riquet soit effectué sur place par les Commissaires du pouvoir royal auprès des États du Languedoc.

Les États du Languedoc tergiversent

Cette « Commission de vérification » des États du Languedoc se constituera avec une lenteur extrême : elle met plus de vingt mois à se former, et ne tient sa première réunion que le 7 novembre 1664 pour nommer des experts destinés à l’éclairer au point de vue technique. Pourtant, on sait bien que les voies navigables sont des « chemins qui marchent » et « qu’un bateau de rivière avec 6 hommes et 14 chevaux porte la charge de 400 chevaux à terre, escortés par 200 hommes… ». Durant ce temps mort des années 1663 et 1664, Riquet reprend en détail les études qu’il avait exposées dans son mémoire de 1662. En mai 1663, il écrit à Monseigneur d’Anglure qu’il « était passé partout avec le niveau, le compas et la mesure, avait fait dresser les plans et devis de ce grand ouvrage et affermi sa foi en la réussite ». En novembre 1664, ces commissaires, experts et géomètres se rendent enfin sur les lieux pour examiner les devis et dessins présentés à Sa Majesté par Riquet, et concluent à la nécessité de « tirer un canal de deux pieds, pour faire couler un filet de la rivière du Sor, jusqu’au point de partage… afin qu’étant persuadés par cet essai, dont la dépense sera médiocre, on pût entreprendre plus hardiment le plus avantageux ouvrage qui ait jamais été proposé ». Ce n’est pas par excès de prudence que les Commissaires demandent cet essai. Ils ont bien apprécié la possibilité de conduire les eaux du Sor jusqu’à Naurouze par pente naturelle, mais ils craignent que le coût de la rigole nourricière ne soit trop élevé par rapport à celui du canal proprement dit. Leurs évaluations confirment ces craintes.

Mais ils cachent à Riquet leurs estimations et ne l’informent pas des conclusions qu’ils se préparent à rendre publiques sur les difficultés de financement du projet.

La volonté de Colbert

Riquet, qui dès l’origine avait été associé à leurs travaux, ne comprend pas cette défiance subite. Il s’en ouvre directement à Colbert dans un courrier daté du 27 novembre 1664. Il convient que l’amenée des eaux du Sor à Naurouze coûterait très cher mais il dit surtout « concevoir la chose de différente manière que les autres pour l’avoir longtemps étudiée… ». Il affirme ne pas y trouver d’obstacles et s’engage à exécuter lui-même cette rigole à forfait… Quelques jours plus tard, il précise qu’il serait au désespoir si les conclusions des experts devaient empêcher la réussite de son projet et il ajoute : « C’est aussi pour cela, Monseigneur, qu’au refus de tous les autres je veux bien m’engager par un forfait à cette difficile besogne (…). Je la ferai, Monseigneur, à un prix très raisonnable et modique, avec cette stipulation que je ne pourrai recevoir aucun argent de mon forfait je n’aie fait connaître par une démonstration sensible, ou, pour mieux m’expliquer, par une petite rigole, qu’il est possible de mener toutes les dites rivières aux Pierres de Naurouse… » Ces propositions sont soumises à la Commission qui tarde à donner un avis favorable, le tracé étant bien différent de ses propres estimations. Riquet se plaint à Colbert de ce retard. Finalement, impatient, il se rend à Paris, obtient une entrevue avec Colbert, et le 27 mai 1663, avant que les experts ne se prononcent, reçoit les lettres patentes lui attribuant la Commission de « faire travailler aux rigoles nécessaires pour faire l’essai de la pente et de la conduite des eaux… ». Riquet gagne le droit de prouver ses dires !

[Photo : Conçu par l’ingénieur François Terrié et construit sous la direction de Pierre Caussaren, le pont-canal du Cacor permet aux bateaux de passer au-dessus du Tarn en amont de Moissac.]

(Suite au prochain numéro)

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