Lorsqu’il découvre en 1903 un lac glaciaire à 3350 mètres d'altitude dans les montagnes du Kirghizistan en Asie centrale, le célèbre géographe et explorateur allemand Gottfried Merzbacher ne se doute pas qu'il vient de découvrir l'un des systèmes glaciaires les plus mystérieux au monde qui va tenir les scientifiques en haleine pendant plus d'un siècle !
Ce lac glaciaire, long de 5 km sur environ 1 km de large, est le fruit de la rencontre de deux branches de l'Inylchek, l'un des plus gros glaciers au monde, qui naissent sur les flancs du pic Khan Tengri (7010 m) avant de se rejoindre quelques kilomètres plus bas. Mais là, au lieu de se joindre dans un flux commun qui irait de haut en bas, la branche sud remonte vers le nord provoquant un barrage de glace qui bloque l'écoulement d’eau provenant de la branche nord et crée un lac qui s’étend sur toute la largeur de cette branche au printemps. D’une profondeur comprise entre 60 et 90 mètres, le lac Merzbacher contient entre 250 et 300 millions de mètres cubes d’eau, selon les saisons.
Mais Gottfried Merzbacher et ses collègues, qui n’ont pas d’autres ambitions
[Photo : Long de 5 km sur environ 1 km de large, le lac Merzbacher est le fruit de la rencontre de deux branches du glacier Inylchek qui naissent sur les flancs du pic Khan Tengri (7010 m) avant de se rejoindre quelques kilomètres plus bas. D’une profondeur comprise entre 60 et 90 m, le lac Merzbacher contient entre 250 et 300 millions de mètres cubes d’eau, selon les saisons.]
Que de réaliser pour la première fois l’ascension du Khan Tengri par le versant méridional, ne s’attardent pas. Après avoir brièvement décrit par écrit le glacier Inylchek et son lac, ils poursuivent leur exploration avant d’abandonner quelques semaines plus tard devant la difficulté de la tâche.
En 1906, nouvelle tentative, cette fois-ci au cœur de l’été kirghiz. La voie choisie reste la même. Mais arrivé à 3300 m d’altitude, c’est la stupéfaction : le lac Merzbacher qui s’étendait là, sur plus de 6 km², a tout bonnement disparu laissant la place à une cuvette parsemée d’une multitude de petits icebergs ! Il faudra plusieurs années aux scientifiques de l’époque pour établir que le lac Merzbacher est sujet à des phénomènes inexplicables de vidanges régulières.
[Encart : Les ruptures de lacs glaciaires sont-elles de plus en plus fréquentes ?
Les mécanismes qui entraînent la formation et la rupture de poches d’eau glaciaires tout comme ceux qui régissent les écoulements d’eau liquide à l’intérieur des glaciers restent très mal connus. Malgré cela, de nombreuses hypothèses suggèrent qu’un réchauffement du climat, avec comme conséquences des précipitations intenses en altitude et un retrait glaciaire accéléré, pourrait conduire à une augmentation de la formation de lacs glaciaires susceptibles de se rompre.
Bien que ces hypothèses, très récentes, restent à l’heure actuelle encore peu étayées, elles relancent l’intérêt d’une meilleure compréhension des impacts potentiels du changement climatique sur la dynamique des glaciers, sur la formation de lacs glaciaires et sur les risques, souvent élevés, qui y sont associés.]
Des phénomènes inexplicables de vidanges régulières
Dans les années qui suivent, les expéditions internationales se succèdent pour tenter de comprendre les phénomènes successifs d’apparition puis de disparition du lac Merzbacher. Malgré le climat inhospitalier qui règne la plupart du temps sur la région, malgré l’altitude et les risques potentiellement liés à un phénomène mal compris qui peut se révéler dangereux.
Les observations, réalisées pendant plusieurs décennies, confirment le phénomène et surtout son étonnante régularité : chaque année à la fin du mois de juillet ou au tout début du mois d’août, le lac Merzbacher se vidange intégralement, en moins de 48 heures, jusqu’à disparaître complètement ! Il ne subsiste plus à l’issue de cette vidange que les mini-icebergs qui flottaient à la surface du lac avant le déclenchement du phénomène. Sur le fond du lac, rien, aucune faille, aucun orifice visible qui serait susceptible d’expliquer comment, par quel mécanisme naturel ou extraordinaire, une masse d’eau aussi importante a pu se volatiliser dans un laps de temps aussi court.
Faute de comprendre le comment et le pourquoi du phénomène, on découvre que son déclenchement précède de peu une gigantesque inondation dans une vallée située à plus de 20 km en aval de
[Photo : Chaque année à la fin du mois de juillet, le lac Merzbacher se vidange intégralement, en moins de 48 heures, jusqu’à disparaître complètement ! Il ne subsiste plus à l’issue de cette vidange que les mini-icebergs qui flottaient à la surface du lac avant le déclenchement de ce phénomène.]
[Photo : Le phénomène observé sur le lac Merzbacher n'est pas unique. Il existe dans le monde bien d'autres lacs glaciaires qui subissent des ruptures comparables. Mais il s'en distingue par l'importance du volume d'eau qui approche les 300 millions de mètres cubes, par la rapidité avec laquelle la vidange s'effectue et par la régularité quasi métronomique de ce mécanisme.]
La position du lac.
Après avoir recouvert de limons le fond de vallée et inondé la région agricole d’Aksu, dans la province chinoise du Xinjiang, les eaux du lac Merzbacher vont ensuite se perdre dans les sables du désert du Taklamakan.
Le cheminement des eaux globalement reconstitué, les scientifiques s'attachent alors à comprendre quel mécanisme peut permettre à un tel volume d'eau de se vidanger si rapidement.
Un mécanisme mystérieux
Le phénomène observé sur le lac Merzbacher n’est pas unique. Il existe dans le monde bien d’autres lacs glaciaires qui subissent des ruptures comparables. Le glacier de Tête-Rousse dans le Massif du Mont Blanc recèle par exemple une importante poche d’eau dont la rupture a entraîné plusieurs catastrophes, dont celle qui s'est produite dans la nuit du 11 au 12 juillet 1892. La rupture d'une poche d’eau sous-glaciaire, située à 3 150 m d'altitude environ, a entraîné la libération d'une masse d’eau estimée à 200 000 m³. Des lâchers d'eau sporadiques ont également été observés sur le glacier du Trient et sur la Mer de Glace. Mais le Merzbacher se distingue de ces phénomènes par l’importance du volume d’eau qui approche les 300 millions de mètres cubes, par la rapidité avec laquelle la vidange s'effectue et surtout par la régularité quasi métronomique de ce mécanisme.
Dès sa découverte, le lac devient donc un sujet d’étude. Plusieurs hypothèses sont formulées pour expliquer ces vidanges régulières. On évoque d’abord un fond poreux qui serait rendu étanche l'hiver sous l’effet de blocs de glace, qui, plaqués au fond, constitueraient un barrage naturel. Avec l'été, l'eau se réchauffant, les icebergs commenceraient à fondre, jusqu’au moment où, perdant leur adhérence, ils remonteraient à la surface, permettant à l'eau de s'échapper. Pour d’autres scientifiques, ce ne sont pas des blocs de glace qui remontent à la surface mais l'ensemble du glacier qui, à la manière d'un mécanisme de chasse d’eau et sous l’effet de la pression de l'eau, se soulèverait d’environ 2 mètres pour laisser échapper l'eau sous la calotte glaciaire.
Aucune des nombreuses théories évoquées au fil des décennies ne permettra de faire émerger un consensus. À tel point qu’en 2005, pour tenter de comprendre ce qui se passe, une équipe de scientifiques allemands, autrichiens et russes installent sur le site une station d’observation et d’alerte automatisée et permanente. Toutes les mesures physiques, géologiques et sismologiques recueillies pendant une durée d’au moins 10 ans viennent alimenter une base de données internationale ouverte à tous les scientifiques qui le souhaitent. En espérant que les observations recueillies durant toute cette période permettront, un jour, de mieux comprendre l'ensemble du système glaciaire de l’Inylchek et de percer les mystères du lac Merzbacher...
[Encart : En 2005, pour tenter de comprendre ce qui se passe, une équipe de scientifiques allemands, autrichiens et russes installent sur le site une station d’observation automatisée permanente. Toutes les mesures physiques, géologiques et sismologiques recueillies pendant une durée d’au moins 10 ans vont alimenter une base de données internationale ouverte à tous les scientifiques qui le souhaitent.]