3.600 mètres de long, 111 mètres de haut, 980 mètres d'épaisseur à la base et 40 mètres au sommet : telles sont les mensurations du haut barrage d'Assouan, aussi appelé barrage d'Assouan, bâti sur le Nil. Entreprise au début de la Guerre Froide, la construction de cet ouvrage, aujourd'hui banalisé, a été au centre d'enjeux géopolitiques majeurs.
Par
Nous sommes au début des années 1950. Gamal Abdel Nasser, président de la toute jeune république arabe d’Égypte indépendante, lance le projet du Haut-barrage d’Assouan, Sadd-el Ali en égyptien. Il existe bien un petit ouvrage sur le site, construit au début du siècle par les Anglais, mais il ne protège pas le pays des crues, parfois dévastatrices, du Nil. Et puis Nasser voit grand. Il veut assurer le succès du programme d’autosuffisance alimentaire de l’Égypte, mettre son pays à l’abri des famines et assurer le développement économique d’une nation en pleine explosion démographique. Entre 1900 et 1950, l’Égypte est passée de 10 à 30 millions d’habitants. L’agriculture doit donc produire davantage, l’industrie aussi. D’autant qu’entre crues et sécheresses, le pays ne veut plus dépendre des caprices du Nil. Seul un immense barrage hydroélectrique permettrait tout à la fois de produire de l’électricité, de fournir de l’eau pour l’agriculture et l’industrie, et de mettre le pays définitivement à l’abri des pénuries.
En 1954, la décision de construire l’ouvrage est prise. Mais l’Égypte ne peut assumer seule le financement et la maîtrise technique du chantier. Nasser sollicite d’abord les États-Unis. Puis, soucieux de préserver la toute récente indépendance du pays, il se rapproche de l’Union soviétique, qui ne laissera pas passer l’occasion, en pleine Guerre Froide, d’accroître son influence au Moyen-Orient. Furieux, les Occidentaux retirent leur soutien au projet. Une semaine plus tard, le 26 juillet 1956, Nasser réplique et sème la consternation dans les chancelleries occidentales en nationalisant le Canal de Suez. La France et la Grande-Bretagne s’entendent pour lancer une guerre contre l’Égypte, fin octobre 1956. Mais elles doivent se retirer précipitamment sous la pression conjointe des États-Unis et de l’URSS. La défaite militaire égyptienne se transforme en triomphe politique. Nasser est acclamé. Il est considéré comme l’homme qui a rendu sa fierté au monde arabe face à l’Occident.
La construction du barrage d’Assouan, financée pour partie par l’URSS et par les bénéfices découlant de la nationalisation du Canal de Suez, peut commencer.
Assouan, symbole de l’indépendance égyptienne
Entreprise avec l’aide des Soviétiques, la construction du barrage dure onze ans, de 1960 à 1971. Elle mobilise 30 000 ouvriers égyptiens. Il faut d’abord creuser un canal de dérivation pour détourner le cours du Nil. Dix millions de mètres cubes de granit sont excavés. Le canal mesure 1 950 m de long, 80 m de profondeur et 200 m de large. Son débit doit atteindre les 11 000 m³/s et les eaux doivent actionner les 12 turbines de la centrale électrique qui fournira 1 million de MWh par an. Une fois déviées, les eaux du Nil, la construction du barrage proprement dit débute. Il faut entasser 43 millions de m³ de roches et de gravats, l’équivalent de 17 pyramides de Khéops !
Car Assouan est un barrage-poids long de 3,8 kilomètres et haut de 111 mètres. Il se trouve à 1 350 kilomètres au sud du Caire, en aval de la première cataracte du Nil. Au-delà s’étend la basse Nubie qui sera noyée sur près de 295 km. Car le barrage donne naissance au lac Nasser, l’un des plus grands lacs artificiels du monde : avec 480 km de longueur, 16 km de largeur et près de 90 m de profondeur, il contient plus de 170 milliards de m³ d’eau ! Pour échapper à la montée des eaux, cent dix mille Nubiens devront quitter leurs villages et s’installer pour certains à plus de 800 km de là.
Mais ce n’est pas tout. Des sites de l’Égypte antique risquent de disparaître sous les eaux. En 1960, l’UNESCO lance une importante opération de sauvetage pour sauver les monuments jugés les plus importants. Après inventaire, les sites concernés, 20 en Égypte et 5 au Soudan, sont démontés puis déplacés pour échapper à la montée des eaux. Le site le plus connu, celui des temples nubiens d’Abou Simbel, mobilisera plus de 900 personnes pendant 26 mois. Aujourd’hui, si les temples de Philae et d’Abou Simbel dominent encore les eaux du Nil, c’est parce que l’Homme les a déplacés. Mais d’autres monuments, moins connus, ne bénéficieront d’aucune mesure de sauvetage et seront définitivement engloutis par les eaux.
En 1964, les Égyptiens commencent à emmagasiner l’eau dans le gigantesque réservoir. En 1966, les turbines fonctionnent pour la première fois. La capacité maximale de stockage sera atteinte en 1968, quatre ans après le début du stockage. En 1971, le barrage d’Assouan, considéré comme l’un des chantiers les plus importants du XXᵉ siècle, est inauguré. On se félicite. Les bénéfices immédiats de l’ouvrage sont considérables. Des centaines de milliers d’hectares de terre sont gagnés sur le désert et l’irrigation intensive permet désormais plusieurs récoltes par an. L’Égypte peut assumer la croissance rapide de sa population. Grâce à la production d’énergie hydroélectrique, le pays est en mesure d’accélérer son industrialisation. Mais si l’ouvrage permet effectivement à l’Égypte d’assurer son développement économique, il rompt aussi l’équilibre ancestral.
qui existait depuis des millénaires entre l’homme et le fleuve et ne tarde pas à provoquer des déséquilibres écologiques majeurs.
Un ouvrage à l’origine de déséquilibres écologiques majeurs
Lors de son inauguration, le barrage d’Assouan, symbole de l'indépendance, porte la fierté nationale de tout un peuple. Mais il apparaît rapidement que l’ouvrage bouleverse tout l’écosystème du Nil. Le limon, jadis apporté par les crues, reste en grande partie bloqué en amont du barrage. Du coup, les régions situées en aval ne reçoivent plus cet engrais naturel qui faisait la fertilité de la vallée. Les terres arables s’appauvrissent. Peu à peu, les fellahs doivent recourir à des engrais chimiques pour conserver un rendement suffisant, polluant d’autant les eaux situées à l’aval.
Autre déséquilibre, le fleuve n’entraîne plus jusqu’à l’embouchure les matières solides qui empêchaient la mer de gagner sur les terres. L’érosion du littoral s’accentue. Selon certains scientifiques, la progression de la mer sur le delta avoisinerait les 25 mètres par an du fait des 150 millions de tonnes de sédiments bloqués chaque année à cause du barrage. De plus, en l’absence de crues, le fleuve ne parvient plus à chasser le sel venu de la mer qui remonte via les eaux souterraines et menace de stériliser des terres autrefois productives.
Et d’autres conséquences sont relevées, notamment une modification du climat, devenu plus humide du fait des 10 milliards de mètres cubes d’eau qui s’évaporent du lac Nasser chaque année ; on observe également une augmentation des maladies, notamment de la bilharziose, dues à la présence d’eaux stagnantes, une raréfaction du poisson en aval du barrage, une remontée des nappes phréatiques. Sans oublier le fait que le barrage constitue en lui-même une menace majeure en cas de guerre ou d’acte terroriste : s’il était détruit ou même endommagé, les eaux du lac pourraient submerger toute l’Égypte, causant ainsi une catastrophe sans précédent.
Mais depuis 40 ans, le barrage d’Assouan fournit aux Égyptiens la certitude qu’ils auront de l’eau tout au long de l’année. Pour combien de temps ? L’accroissement des besoins en eau contraint l’Égypte à revoir sa stratégie et à imaginer d’autres projets. Le projet de « Canal de la paix », qui refait surface régulièrement, doit récupérer les eaux dans le delta du Nil pour les acheminer vers le désert du Sinaï dans le but de favoriser l’installation de 4 millions de personnes sur cette zone aujourd’hui désertique. Le projet « Touchka », littéralement « le nouveau delta », doit, lui, permettre à l’horizon 2020 de relier le lac Nasser aux oasis d’el Kharga, Dakhla et Farafra, avec, à la clé, la création de villes nouvelles. Ce projet est censé permettre à sept millions d’habitants de peupler les rives du « second Nil » de l’Égypte.
Reste que les Égyptiens sont inquiets. Ils assistent, impuissants, aux querelles qui opposent les pays amont, riverains des sources du fleuve, dont certains, comme l’Éthiopie, entreprennent de construire des barrages sur le Nil, sans se soucier des conséquences de leur projet sur les pays situés en aval.
Après des années de tensions entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie, les trois pays ont cependant réussi à conclure un accord pour que le futur barrage éthiopien n’affecte pas le débit des eaux du fleuve. L'accord de principe, signé à Khartoum le 23 mars 2015, autorise la construction du barrage « Grande Renaissance » qui sera, en 2017, le plus important de tous les barrages hydroélectriques d'Afrique. Il aura une puissance de 6 000 MW d’électricité, soit trois fois celle du barrage d’Assouan, ou encore huit fois la production totale d’électricité du Sénégal, sept fois celle de la Guinée. En signant cet accord, les trois pays tournent la page d’une longue série de tensions, même s'il reste difficile de savoir comment s’organisera vraiment le partage des eaux du fleuve...