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Mattmark : une catastrophe si peu naturelle

28 février 2014 Paru dans le N°369 à la page 109 ( mots)
Rédigé par : Alain VERGNE

On n'ose à peine l'écrire. Et pourtant, la catastrophe de Mattmark frappe par son caractère absurde, prévisible et finalement si facilement évitable. Des catastrophes de ce type, il en est malheureusement survenu des dizaines. En apparence. Car ce qui caractérise le drame de Mattmark, c'est son caractère inéluctable. Bien qu'il ait été l'un des premiers à mobiliser l'opinion publique sur les conditions d'existence des travailleurs immigrés et sur les risques d'une exploitation abusive des ressources humaines et naturelles, il a donné lieu à un verdict d'une rare indécence

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[Photo : sans légende]

On n’ose à peine l’écrire. Et pourtant, la catastrophe de Mattmark frappe par son caractère absurde, prévisible et finalement si facilement évitable. Des catastrophes de ce type, il en est malheureusement survenu des dizaines. En apparence. Car ce qui caractérise le drame de Mattmark, c’est son caractère inéluctable. Bien qu’il ait été l’un des premiers à mobiliser l’opinion publique sur les conditions d’existence des travailleurs immigrés et sur les risques d’une exploitation abusive des ressources humaines et naturelles, il a donné lieu à un verdict d’une rare indécence.

Le glacier de l’Allalin dans la vallée de Saas, à proximité de la frontière italienne, est issu des névés accrochés au versant sud du Strahlhorn à 4190 m. Il entame une descente sur l’axe nord-est avant de bifurquer vers l’est, son avancée vers le nord étant bloquée par l’Allalinhorn (4027 m). La langue glaciaire aboutit à l’ouest du barrage du Mattmark à une altitude d’environ 2700 mètres. De cette langue émerge le torrent de la Saaser Vispa qui descend ensuite dans le Saastal avant de rejoindre le Rhône.

Pendant la période glaciaire, le glacier de l’Allalin descendait jusqu’au fond de la vallée et bloquait le passage des eaux, formant ainsi un grand lac glaciaire. Ce phénomène était à l’origine de gigantesques débâcles qui inondaient la vallée et provoquaient de nombreux dégâts. Entre 1589 et 1850, les archives rapportent au moins 28 vidanges brutales. Au 17ᵉ siècle, le phénomène devient si régulier qu’il contraint la population la plus exposée à quitter la vallée.

Au début du 20ᵉ siècle, le danger est en partie écarté grâce à la construction d’une galerie d’évacuation des eaux du côté est de la vallée. Mais malgré son utilité incontestable, le glacier reste instable, car en surplomb sur une pente abrupte et menaçant à tout moment le fond de vallée.

À chaque rupture du barrage glaciaire, arbres, forêts, maisons, villages, tout est ravagé. Au début des années 50, on évoque la construction d’un ouvrage qui serait susceptible d’empêcher le renou-

L’avènement de telles catastrophes. Le principe de la construction d’un barrage-masse en terre, du type Serre-Ponçon, établi à l’aval de l’ancien lac naturel de Mattmark, est rapidement acquis.

Les habitants de la vallée, qui savent le coin dangereux, mettent aussitôt en garde les autorités comme les promoteurs du chantier. En vain. On se rassure, on donne des garanties, on établira les baraquements d’une centaine de mètres de dénivelé, sur l’autre versant de la vallée.

Et puis la Suisse, comme ses voisins, a de gros besoins en énergie. La construction des barrages valaisans, qui a démarré au début des années 1930, permet de produire l’électricité dont le pays a tant besoin. Par chance, une immigration massive, bon marché, permet d’enchaîner la construction d’ouvrages visant à exploiter l’or bleu. On construit donc rapidement, pas cher et à tour de bras, en faisant fi des règles de sécurité les plus élémentaires. Tous les ingrédients d’une catastrophe annoncée sont réunis.

Cette catastrophe, que beaucoup dans la vallée savent inévitable, survient le 30 août 1965 à 17 h 15. Un pan entier du glacier de l’Allalin, en surplomb, s’effondre et dévale à 100 km/h sur plus de 400 mètres vers le chantier d’excavation du barrage en construction, déversant, entre les moraines, un torrent de glace évalué à plus de deux millions de mètres cubes. Plus bas, les ouvriers ont à peine le temps de comprendre ce qui se noue. Ceux qui ont entendu les crissements des masses de glace en train de se rompre se sont instinctivement réfugiés dans les baraquements, se dirigeant inconsciemment vers une mort certaine.

[Photo : La catastrophe, que beaucoup dans la vallée savent inévitable, survient le 30 août 1965 à 17h15. Un pan entier du glacier de l’Allalin, en surplomb, s’effondre et dévale à 100 km/h sur plus de 400 mètres vers le chantier d’excavation du barrage en construction, déversant entre les moraines, un torrent de glace évalué à plus de deux millions de mètres cubes.]

Un vacarme épouvantable, un violent effet de souffle, puis une masse neigeuse qui s’abat en un instant avant qu’un grand silence ne s’installe. L’avalanche, soudaine, brutale, massive, a recouvert la zone vie, broyant tout sur son passage. Les baraquements, cantines, ateliers, magasins, bureaux et hangars sont balayés avant d’être ensevelis sous deux millions de m³ de glace, de rochers et de terres mêlés. Neige, cailloux et blocs de glace ont entièrement comblé la cuvette au-dessous de la digue du barrage.

Très vite, on réalise qu’il n’y aura que très peu de survivants. À plus de 2 000 mètres d’altitude, la pluie et un brouillard persistant compliquent les recherches. La plupart des victimes ayant été ensevelies sous plusieurs dizaines de mètres de neige, les ambulances qui arrivèrent dans les heures qui suivirent le drame redescendirent vides dans la vallée… La catastrophe fera 88 morts dont 57 ouvriers saisonniers italiens et 23 travailleurs suisses. La dernière victime ne sera retrouvée que cinq mois après le drame, le 19 décembre 1965.

L’avalanche de Mattmark a, en Europe, un retentissement considérable et déclenche un élan de solidarité sans précédent.

Cet élan n’empêchera cependant pas la justice, dans sa quête de la vérité, de se réfugier dans un déni qui suscite, aujourd’hui encore, de nombreuses interrogations.

Un déni qui suscite, aujourd’hui encore, de nombreuses interrogations

Il faut attendre le début de l’enquête pour que les autorités prennent conscience des dangers liés aux chantiers d’altitude pour les travailleurs. La précarité des immigrés est mise en

[Photo : L’avalanche de Mattmark a, en Europe, un retentissement considérable et déclenche un élan de solidarité sans précédent.]

évidence, un peu comme si leur existence était soudainement révélée. Les conditions de vie de centaines de milliers d'Italiens, d'Espagnols, de travailleurs de toutes origines apparaissent dans toute leur crudité. Alors que des centaines de vies avaient été perdues sur les chantiers depuis des décennies dans l'indifférence générale, la catastrophe de Mattmark semble devoir changer la donne. On apprend par exemple que, hors catastrophe, 16 ouvriers ont perdu la vie durant la construction du barrage, entre 1960 et 1967, date à laquelle le barrage sera finalement achevé.

Mais la suite va s'avérer nettement moins glorieuse pour les autorités suisses. Après 7 longues années d’enquête, le procès s’ouvre au mois de février 1972. 17 personnes prennent place sur le banc des accusés parmi lesquelles des ingénieurs, architectes, experts, dirigeants des sociétés de génie civil qui construisirent le barrage et quelques hauts fonctionnaires.

Mais les débats s'avèrent très vite biaisés, si bien qu’à la fin du procès, dans la stupeur générale, le procureur ne requiert que de simples peines d’amendes. La suite s'avérera pire encore. Les prévenus, totalement blanchis, seront finalement acquittés au motif que « le drame de Mattmark était impossible à prévoir, une avalanche de glace représentant un événement trop improbable pour qu’on en tienne raisonnablement compte à tout instant ».

Le verdict, d'une indécence rare, provoquera l'indignation au sein des familles des victimes comme partout en Europe. À tel point qu'un journal comme La Stampa pourra titrer : « On connaissait les dangers, mais déplacer les baraquements coûtait trop cher ».

Le procès en appel confirmera la sentence. Pire, il mettra à la charge des familles de victimes la moitié des frais de justice, provoquant la fureur de la presse italienne. L'image d’une Suisse à la fois généreuse, ouverte et solidaire vient de voler en éclat sous l’effet d’une justice déconsidérée par un verdict incompréhensible. L'État italien, palliant les déficiences de son voisin, finira par prendre en charge les frais de justice.

Le temps fera ensuite son œuvre, effaçant peu à peu les mémoires.

[Encart : Seule l’ouverture en 2022 des dossiers du procès Mattmark permettra peut-être de comprendre ce que la justice Suisse n’a jamais pu expliquer : pourquoi le barrage avait été construit en amont de la ligne de chute de la langue du glacier, donc à l’abri, alors que les baraquements avaient été placés juste au-dessous de celui-ci ?]
[Photo : Neige, cailloux et blocs de glace ont entièrement comblé la cuvette au-dessous de la digue du barrage. On réalise très vite qu’il n’y aura que très peu de survivants. À plus de 2000 mètres d’altitude, la pluie et le brouillard incessants compliquent les recherches.]
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