La prévention du risque de proliférations bactériennes dans les circuits d'eau passe par le contrôle des dépôts biologiques (biofilm) sur les parois des canalisations. Trois années de travail en laboratoire ont permis à 2 équipes CNRS (UMR 6008 et UPR 15) de développer un outil de détermination de l'épaisseur moyenne apparente du biofilm. Sur des unités pilote, alimentées en eaux naturelles, cette mesure de l'épaisseur moyenne du biofilm s'est révélée suffisamment précise et sensible pour suivre l'évolution de la formation d'un biofilm dans un circuit d'eau et déterminer l'efficacité des traitements appliqués. L?utilisation des traitements adaptés (nature et dose du produit de traitement) conduit à une réduction significative, voire même à une élimination complète, de la couche poreuse présente à la surface du matériau. Cet abattement de la biomasse fixée, mesurée par le capteur, est en relation avec la diminution de la densité bactérienne fixée sur le matériau (flore cultivable sur milieu PCA).
Dans les réseaux et les circuits d’eau (eaux chaudes sanitaires, eaux potables, tours aéroréfrigérantes, circuits de refroidissement), la croissance d'un biofilm sur les parois des canalisations peut être à l'origine de problèmes sanitaires graves (croissance des bactéries Legionella pneumophila ou Pseudomonas aeruginosa ou encore de l’amibe Naegleria fowleri). Pour les légionelloses, le nombre de cas déclarés en France a progressivement augmenté depuis le renforcement de leur surveillance en 1997, passant de 1 044 cas en 2003 à 1 201 cas en 2004, pour atteindre 1 527 cas en 2005, la létalité de la maladie étant d’environ 14 %. Pour réduire l’incidence des légionelloses, le Plan National Santé Environnement (PNSE), adopté en 2004, a fixé un objectif de réduction de 50 % d'ici 2008, et un renforcement de la réglementation a été engagé (décret 2004-1331 du 1er décembre 2004).
Pour les seules installations industrielles ou tertiaires, l'État français a recensé en 2004 plus de 12 000 tours aéroréfrigérantes, équipant environ 6 000 établissements. La prévention des risques y repose en priorité sur l'entretien régulier et le contrôle des installations, sur la mise en place de procédures de maintenance préventives et curatives et sur l’optimisation des techniques de nettoyage et de désinfection. Malgré ces efforts, des épisodes de contamination bactérienne sont encore régulièrement rencontrés sur les installations, sans qu’on connaisse vraiment les causes de dysfonctionnement et sans qu’on dispose des moyens rapides pour les identifier et les prévenir.
Dans ce contexte, il apparaît donc fondamental de disposer d’un outil de détection permettant de suivre une évolution du biofilm et de constituer un outil d'aide à la décision pour les exploitants d'installations à risques. Au cours des 10 dernières années, plusieurs programmes de recherche ont été conduits pour tenter de mettre au point un
tel outil. Quelques capteurs sont issus de ces recherches, tels le système BioGeorge™ (Bruijs et al., 2001) ou encore le capteur BIOX (Mollica, 2000), ou plus récemment les microcapteurs Biomosys™ (Desmarest, 2006), mais les retours d’expérience sur ces systèmes font encore défaut, et des verrous technologiques restent à lever pour certains de ces systèmes.
Nous nous sommes donc tournés vers un système de détection par voie électrochimique permettant de suivre le transport de matière à travers la couche poreuse constituée par le biofilm. En utilisant comme base de réflexion les travaux de Herbert-Guillou et al. (1999), qui utilisaient une cellule de mesure à jet noyé, nous avons choisi d’orienter nos travaux vers une mesure par électrode à disque tournant, dont l'utilisation nous semblait moins contraignante et permettait d’accéder à plus d’informations.
Un système électrochimique simple
Une couche poreuse (par exemple un biofilm), recouvrant la surface d’une électrode métallique, agit comme une barrière de diffusion.
L’épaisseur des biomasses fixées est mesurée à l'aide d'un dispositif à électrode à disque tournant qui, immergé dans un électrolyte, constitue le système électrochimique permettant d’analyser le transport de matière. Ce système permet, grâce à un mouvement de rotation, une aspiration du liquide vers l’électrode, à la surface de laquelle s’établit une couche limite hydrodynamique. Le signal étudié est le courant correspondant à une réaction électrochimique entièrement limitée par le transport de matière et produite à l'interface métal/biofilm. En présence d’une couche poreuse, le courant de diffusion diminue permettant de calculer la quantité de matière présente dans la couche poreuse.
Plus précisément, il s’agit d’analyser l’écart entre le courant mesuré en présence de biofilm et le courant mesuré en absence de biofilm. On considérera pour ce calcul que le coefficient de diffusion dans le biofilm est identique au coefficient de diffusion dans l’électrolyte, puisque le biofilm contient plus de 95 % d’eau (Flemming et al., 1999).
La cellule de mesure expérimentale est constituée de trois électrodes immergées dans un électrolyte contenant le traceur électrochimique : électrode de travail (électrode à disque tournant), contre électrode et électrode de référence au calomel saturé (ECS) (figure 1).
L’électrode de travail (électrode à disque tournant) comporte un embout amovible qui servira de capteur pour la mesure de l’épaisseur du biofilm. En laboratoire, les électrodes utilisées sont les électrodes habituellement commercialisées sur les systèmes à disque tournant, la surface active d'un diamètre de 2 à 5 mm ayant été choisie en platine. Pour les systèmes industriels, il s’agit d'un cylindre de platine dont la surface latérale est noyée dans un isolant.
Un dispositif d’acquisition de données complète cette cellule. Il se compose d’un potentiostat, qui peut éventuellement être couplé à un ordinateur pour l’acquisition informatique des données.
Avant d’introduire les capteurs dans le milieu de mesure, la surface en platine de l’ensemble des électrodes de mesure est soigneusement nettoyée par polissage au papier abrasif (carbure de silicium de grains 4000), puis rincée à l'eau distillée. Le courant mesuré pour une surface propre correspondra alors à une épaisseur nulle de biofilm.
Des déterminations précises et reproductibles
Des essais sur unités pilote, réalisés pendant plus de trois ans, ont permis de démontrer la
validité de cet outil pour déterminer l’épaisseur de biofilms d'origines diverses.
Les réacteurs utilisés (figure 2) sont constitués de colonnes en verre (longueur = 50 cm ; diamètre = 3 cm) dans lesquelles sont insérées les électrodes de mesure en prenant soin à ce que leurs surfaces réactives soient affleurantes à la surface interne de la colonne. Les réacteurs sont alimentés en continu par des eaux d'origines diverses (eaux de rivières, de barrage, eaux souterraines) et une recirculation assure le régime hydraulique souhaité.
À ce montage expérimental s’ajoute un réacteur complémentaire contenant des supports en verre (billes et/ou lames) dans le but de quantifier la biomasse fixée sur le support (après un décrochage par sonication) et d’en faire un examen par des techniques microscopiques. La figure 3 montre les suivis voltampérométriques (I = f(E)) au cours de la formation d'un biofilm d'eau de rivière sur une période de 15 jours. La valeur du courant limite, paramètre mesuré au niveau du plateau de diffusion (pour un potentiel compris entre –0,3 et +0,2 V/ECS), diminue quand les temps d'immersion augmentent, donc avec la croissance du biofilm. Cette diminution du transport de matière à la surface de l’électrode caractérise la formation d'un biofilm, et en particulier l’augmentation de son épaisseur.
Pour un temps d’immersion de 10 jours les épaisseurs moyennes mesurées pour différentes eaux varient considérablement selon les biofilms et peuvent atteindre quelques micromètres (figure 4). Des mesures sur 4 capteurs placés sur la même conduite montrent que cette mesure est précise et reproductible (figure 5) et que l’hétérogénéité de la répartition du biofilm sur un support, réelle à l’échelle microscopique, n’est pas sensible à une échelle macroscopique (surface de l’électrode servant de capteur). Cette méthode permet de déterminer avec une bonne précision des épaisseurs moyennes supérieures ou égales à 1 µm.
La réalisation de coupes sagittales (profils suivant des plans verticaux) en microscopie confocale sur certains de ces biofilms a permis également de contrôler ces résultats en estimant l’épaisseur maximale des amas (figure 6).
L’épaisseur est très variable selon la localisation dans l'amas et les valeurs maximales relevées pour ces biofilms de 16 jours sont comprises entre 10 et 20 µm.
Cette technique microscopique révèle également l’organisation de ces amas. Sur la figure 6, une coloration par des sondes fluorescentes (lectine-TRITC, SYTO9) et un traitement des images obtenues sur 3 canaux permet le repérage des cellules bactériennes, qui apparaissent en vert, les exopolymères étant eux-mêmes colorés en rouge et la biomasse photosynthétique en bleu. On peut y remarquer que la répartition spatiale des fractions biologiques et organiques des biofilms varie significativement de la base à la surface du biofilm. Des examens microscopiques réalisés sur de nombreux biofilms indiquent que la biomasse bactérienne (colorée en vert) représente une proportion généralement plus faible dans le niveau supérieur des amas.
Cependant, la matrice minérale des biofilms, qui peut représenter un constituant notable de ces derniers, n’est pas mise en évidence par cette technique.
Relation entre l’épaisseur moyenne mesurée et la matrice du biofilm
Selon la nature et les caractéristiques de l’eau circulante, la composition des biofilms
varie considérablement d'un biofilm à l'autre. La flore bactérienne est loin d'y être le constituant majoritaire au niveau pondéral, les matrices organiques (substances polymériques extracellulaires en particulier) et minérales occupant une place importante, mais aux proportions variables.
Certains biofilms sont ainsi dominés par la matière organique, alors que d’autres le seront par des composés minéraux, tels que la calcite (CaCO₃), ou encore les hydroxydes ou oxo-hydroxydes de Fe, Al, Mn (Hiemaux, 2005). Compte tenu de cette variabilité de composition, il n’est donc pas surprenant de ne pas trouver de relation directe entre l’épaisseur moyenne du biofilm et sa teneur en exopolymères (figure 7). Les données de cette dernière figure soulignent cependant que les épaisseurs les plus faibles (< 3 µm) sont associées à des biofilms peu riches en carbone organique (< 600 ng/cm²).
S'agissant du risque bactérien, évalué par la détermination de la teneur en Legionella pneumophila dans la matrice du biofilm (méthode AFNOR par culture sur milieu BCYE, après décrochage du biofilm par sonication), les mêmes constatations peuvent être avancées (figure 8). L’épaisseur du biofilm n’est pas directement corrélée à la teneur en Legionella. Cependant on peut remarquer que les eaux dont les biofilms n'ont pas permis la croissance de Legionella (puits BP, source Flée, rivière Viette et Vézère) présentent des épaisseurs moyennes apparentes faibles (3 µm).
Application de l’outil au suivi de l’efficacité de traitements
L’aptitude de ce capteur à évaluer l’efficacité de traitements dispersants ou désinfectants sur des circuits colonisés par des biofilms a été testée lors d'études sur les unités pilote décrites précédemment.
L’application à des doses identiques de différentes molécules à propriétés dispersantes dans des circuits préalablement colonisés pendant 10 jours à 37 °C avec des eaux de surface a permis de suivre et de comparer l’efficacité de ces molécules dans les conditions d'utilisation (figure 9).
Sur un biofilm d'une épaisseur initiale de près de 13 µm, les dispersants A et B n'ont commencé à avoir une efficacité pour décrocher le biofilm qu’après 3 heures de temps de contact, alors que les produits C et D ont montré un impact plus rapide sur la désagrégation de la matrice du biofilm. Cependant après 5 heures de traitement, tous les produits présentent une efficacité équivalente, à savoir un abattement de 60 à 70 % de l’épaisseur moyenne du biofilm.
Cet impact des produits de traitements, mesuré grâce au capteur biofilm, a pu être mis en relation avec l'abattement de la densité bactérienne fixée sur le matériau (figure 10).
Appliqué à un taux de traitement de 10 mg/L, le produit dispersant E a permis de réduire l’épaisseur d'un biofilm de 6,4 µm à 2 µm après 5 heures de temps de contact, alors qu'une augmentation de la dose à 50 mg/L permet une élimination complète de la couche poreuse (épaisseur nulle) (figure 10).
Parallèlement, la détermination de la densité bactérienne fixée (figure 10 b) réalisée après 5 heures de traitement montre que l'efficacité est importante pour la dose de 10 mg/L, avec un abattement bactérien de 2 log (division par 100 du nombre de bactéries), mais il reste encore 10³ UFC/cm². Par contre avec un traitement à dose plus élevée (50 mg/L), la surface
du matériau est pratiquement exempte de bactéries avec un abattement supérieur à 4 log (division du nombre initial par 10 000).
Conclusion
Le capteur électrochimique développé dans le cadre de ces travaux constitue un outil analytique précis, sensible et reproductible pour mesurer le transfert de matière au sein de la couche poreuse constituée par le biofilm présent à la surface d’un matériau.
La grandeur mesurée est l’épaisseur moyenne de ce biofilm et la mesure est non destructive, ce qui permet un suivi dans le temps sur un même capteur. L’épaisseur minimale mesurable est estimée à 0,5 μm, et les biofilms, formés en quelques jours à 37 °C sur des unités pilote, présentent des épaisseurs variant entre 3 et 15 μm, alors que les épaisseurs mesurées avec des eaux souterraines atteignent au maximum 2 à 3 μm au bout de 10 jours.
- * Bruijs M. C. M., Venhuis L. P., Jenner H. A., Licina G. J., Daniels D., 2001. « Biocide Optimization Using an OnLine Biofilm Monitor », PowerPlant Chemistry, 3, 7.
- * Desmarest J., 2006. Mesurer en ligne et en continu le biofilm et l'encrassement dans les eaux de procédés industriels, L'Eau, l'Industrie, les Nuisances, n° 296, pp 109-112.
Les études en laboratoire et sur unités pilote ont démontré la pertinence de ce capteur pour évaluer l’efficacité des procédures visant à la surveillance et au contrôle du biofilm. En effet, l’outil analytique s’avère suffisamment précis et sensible pour :
- - évaluer l’impact d’un traitement (nettoyage, désinfection)
- - discriminer entre eux différents produits de traitement,
- - donner une réponse corrélable avec les densités bactériennes fixées,
- - mettre en évidence les phénomènes de résistance aux traitements.
Le développement d'un capteur industriel découlant de ces travaux est en cours avec un partenaire industriel (Henkel Concorde).
Références bibliographiques
- * Flemming H. C., Wingender J., Moritz R., Borchard W., Mayer C., 1999. « Physicochemical properties of biofilms ». Short review, Biofilms in the aquatic environment, Ed. The Royal Society of Chemistry, pp 1-12.
- * Herbert-Guillou D., Tribollet B., Festy D., Kiéné L., 1999. « In situ detection and characterization of biofilm in waters by electrochemical methods », Electrochimica Acta, 45, 7, 1067-1075.
- * Hiemeaux P., 2005. « Contribution de la fraction minérale des eaux au développement et à la structure des biofilms : apport des méthodes microscopiques et spectroscopiques ». Thèse, Université de Poitiers.
- * Molica A., 2000. « Simple electrochemical sensors for biofilm and MIC monitoring », Meeting of task 5, Microbially influenced corrosion of industrial materials – Biocorrosion network, Venise, Italie.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier les chercheurs et stagiaires de l'Université de Poitiers qui ont collaboré à certaines phases de ce travail : Xavier Adolphe (UMR 6608), Julien Parinet, Cécile Pluchon et Thomas Laurier (UMR 6608).