L’usage économe de l’eau est un sujet fréquemment abordé dans les médias, et à divers titres, soit dans le cadre de l’incitation à une réduction des volumes d’eau consommés par l’utilisation de matériels qui se sont aujourd’hui banalisés, soit en recherchant des ressources de substitution, soit en agissant sur les pertes d’eau en réseau. Il est usuel de lire que 30 % de l’eau distribuée est gaspillée dans les fuites. Si ce chiffre de 30 % correspond dans de nombreuses régions à une réalité, est-ce pour autant une fatalité ? Les propos qui suivent démontrent qu’il est possible de tenir des performances satisfaisantes dans la maîtrise des pertes d’eau.
Contexte hydrogéologique
L’Ille-et-Vilaine, comme le reste de la Bretagne, a un sous-sol composé pour l’essentiel de granite ou de roches métamorphiques, à l’exception de rares bassins sédimentaires. Il n’y existe donc pas — sauf à de rares exceptions — d’aquifère à potentialités importantes, à la hauteur des besoins en eau des secteurs à desservir. Dans ce département, la pluviométrie, contrairement à la légende, n’est pas exceptionnellement élevée puisqu’elle est comprise entre 700 et 800 mm sur le département et ne dépasse pas les 680 mm dans le bassin de Rennes. Ces deux éléments expliquent le faible niveau des étiages de nombreux cours d’eau et leur sensibilité aux sécheresses, particulièrement ceux du bassin de la Vilaine.
L’histoire de l’alimentation en eau potable de la ville de Rennes en témoigne puisque, face à la pénurie, celle-ci, conseillée par
Mots-clés : Rendement ; ILP (Indice Linéaire de Pertes) ; Comptages divisionnaires ; Télésurveillance.
les ingénieurs qui avaient réalisé les grandes adductions parisiennes, a fait réaliser, dès 1880, un aqueduc gravitaire de plus de 40 km, toujours en activité à ce jour.
Contexte administratif et technique
Le développement de la desserte en eau potable à partir des années 1960 a contraint les collectivités à mutualiser leurs efforts pour aller rechercher une ressource rare, puis pour la gérer de façon économe.
L’Ille-et-Vilaine comprend 52 collectivités (17 communes et 35 syndicats des eaux regroupant en moyenne 6,5 communes rurales). Cette concentration importante s’explique en partie par le contexte hydrogéologique précité et montre la volonté des acteurs d’agir de façon coordonnée.
Suite aux sécheresses de 1976, mais surtout de 1989-1991, le département s’est structuré (syndicat de production, syndicat départemental de gestion) pour prévenir les manques d’eau en organisant et finançant un schéma départemental de sécurisation qui a évalué les besoins en eau en intégrant la situation observée pour le rendement.
Historique des rendements et des indices linéaires de pertes
Le département d’Ille-et-Vilaine possède un historique de données AEP relativement complet puisqu’il remonte à 1984 (24 ans) pour une grande majorité de collectivités et est complet à partir de 1988. Il comporte notamment les différents volumes (produits, importés, exportés, consommés), le linéaire de conduites et le nombre d’abonnés. On peut ainsi calculer le rendement « brut » :
R = Ve / (Vproduit + Vimporté − Vexporté)
Le tableau ci-après donne un bilan synthétique pour trois années de la période.
[Photo : Figure 1 – Rendement brut.]
La lecture de la figure 1 montre une amélioration sensible du rendement de 1990 à 1992, puis une situation quasi-stabilisée, de 1992 à 2004 inclus, à une valeur en permanence supérieure à 85 %. Les trois dernières années marquent un tassement relatif à 85 % en moyenne.
[Photo : Figure 2 – ILP (m³/j/km).]
La courbe de l’Indice Linéaire de Pertes (ILP) de la figure 2, qui témoigne de la qualité intrinsèque des réseaux, indépendamment des consommations, évolue de façon similaire ; cet indice est en moyenne de 1,24 m³/j/km sur 10 ans et atteint 1,4 en moyenne sur 2005-2007.
La courbe de fréquence d’observation des rendements (figure 3) montre que 72 % des collectivités ont des rendements compris entre 80 % et 90 %. Deux valeurs sont inférieures à 75 %. De même, pour les ILP (figure 4), 55 % des valeurs sont inférieures à 1 m³/j/km et deux valeurs seulement sont comprises entre 5 et 7 m³/j/km.
Les raisons de ces résultats
Trois éléments d’explication principaux sont à retenir :
Tableau 1 : Données synthétiques départementales
*ILP : Indice Linéaire de Pertes
Mise en place de compteurs divisionnaires
Dès le début des années 80, les collectivités ont mis en place un nombre important de compteurs divisionnaires en sortie des réservoirs et aux principales branches des réseaux de distribution. Ainsi, chaque ossature se trouvait divisée en de nombreux sous-secteurs de distribution dont il était alors possible de suivre les volumes distribués. La détection et la recherche de fuites ont pu dès lors se faire de façon plus précise, plus rapide, et donc plus efficace.
Mise en place de la télésurveillance
Parallèlement à la mise en œuvre des compteurs divisionnaires, s’est développé tout un réseau de télétransmission et télésurveillance avec le plus souvent un regroupement des informations au sein de sites de supervision et de télégestion. Le développement de la télésurveillance s’est mis en œuvre à partir des années 1980 en Ille-et-Vilaine. Le département a pu profiter de la présence d’une entreprise de réalisation de matériels électroniques ; de son côté, cette dernière a su se mettre à l’écoute des maîtres d’ouvrage et des délégataires, pour développer de nouveaux produits.
Les premiers centres de supervision se satisfaisaient d’un synoptique et de l’impression des résultats au fil de l’eau. Le développement de la micro-informatique a permis ensuite d’archiver les historiques et surtout de traiter l’information en temps réel, permettant ainsi une réaction rapide sur le terrain.
Il y a également lieu de noter que l’essentiel des investissements de télésurveillance et de télécomptage ont été financés par les collectivités qui, ayant ainsi mis à disposition des outils de gestion, pouvaient exiger
[Photo : Figure 3 – Répartition des rendements (année 2007).]
[Photo : Figure 4 – Répartition des ILP (année 2007).]
en retour de leurs délégataires des niveaux de performance élevés, formalisés dans les contrats de DSP. Ces deux moyens techniques associés ont fortement renforcé l'efficacité de la recherche de fuites.
Informatisation des plans des réseaux
Dès le début des années 90, l’informatisation des plans, souvent associée à la modélisation, a permis d’améliorer un peu plus la connaissance du fonctionnement des réseaux. Aujourd’hui, la quasi-totalité des infrastructures est disponible sur un support informatisé, avec SIG associé.
Rôle des différents acteurs
Cependant, la technique seule ne suffit pas à expliquer les bons rendements de réseau. Les efforts conjugués des différents acteurs de l’eau, maîtres d’ouvrage ou délégataires y ont aussi largement contribué.
L’Ille-et-Vilaine a comme particularité d’avoir la quasi-totalité de ses réseaux exploités en affermage. La rédaction de clauses contractuelles impliquant (et associant) le délégataire dans le maintien ou l’amélioration du rendement, la surveillance du respect desdites clauses par les assistants techniques des collectivités, ont été essentielles dans la maîtrise des pertes en réseau.
La relative rareté de la ressource entraîne de nombreux échanges d’eau : 50 % des volumes transitent entre plusieurs collectivités. Pour clarifier la tarification, un mode de calcul a été mis en place afin de séparer, au sein de la part du délégataire, le coût production (Py) du coût de distribution (Pz).
Le prix Py correspond à la moyenne pondérée des coûts de production ou d’achat d’eau élémentaires. Le prix moyen de « production » Py se calcule comme suit :
Py = (Va*Pa + Vb*Pb + … + Vn*Pn) / [(Va + Vb + … + Vn) * R]
où V sont les volumes produits ou achetés,
P sont les prix de production ou d’achat,
R est le rendement moyen du réseau.
Si le rendement constaté est inférieur à une valeur seuil de référence fixée dans le contrat, les volumes supplémentaires achetés sont à la charge du fermier ; s’il est supérieur, le gain réalisé sur les achats est partagé entre la collectivité et son fermier. Le seuil de rendement de référence est adapté selon les contextes techniques des contrats. Ce seuil de référence va de 0,80 à 0,85.
Certains contrats intègrent aussi des pénalités lorsque les pertes d’eau ne respectent pas les valeurs d’objectif fixées. Celles-ci sont d’ailleurs fixées par référence à l’ILP. Le rendement est en effet affecté par l’évolution des consommations, indépendamment de l’efficacité du délégataire, alors que l’ILP prend en compte les « pertes » d’eau.
À titre indicatif, sur un contrat où il est distribué 300 000 m³/an, la pénalité est de 1 000 € pour 0,1 m³/j/km de dépassement d’ILP au-delà de la valeur seuil de 1 m³/j/km retenue pour ce contrat.
Perspectives d’évolution
Les courbes de rendement et d’ILP sur la période 2004 à 2007 montrent un léger fléchissement du rendement moyen et une légère dégradation de l’ILP. La dégradation du rendement est accentuée par la baisse des consommations depuis 2003 (-4 % en 4 ans). En revanche, la dégradation de l’ILP traduit une dégradation de la situation technique des réseaux sur les années 2005 à 2007. L’ILP s’est dégradé de 0,1 m³/j/km en moyenne.
Cette dégradation témoigne vraisemblablement de la limite des efforts entrepris et de la nécessité de suivre avec attention la problématique patrimoniale, sans devoir investir davantage dans les moyens de suivi des réseaux.
L’un des délégataires évalue actuellement l’effort spécifique de recherche de fuites en moyens en personnel à 40 000 €/10 000 abonnés. Extrapolé au département, cet effort en personnel représente 0,04 €/m³, soit 2 % du prix de l’eau, dans le contexte départemental (prix moyen pondéré du m³ de l’ordre de 2 € HT).
Calcul des indicateurs selon le décret du 2 mai 2007
Le décret 2007-675 du 2 mai 2007 a défini toute une série d’indicateurs de performance des services de distribution d’eau potable qui permettront de disposer d’un mode de calcul homogène au niveau national. Deux innovations sont à relever :
- - la prise en compte de volumes « autorisés », correspondant à des usages identifiés et réels tels que les essais de poteaux d’incendie, lavages de réservoirs, mises en eau de réseaux neufs ou après réparations, purges sur réseau. Une évaluation objective de ces volumes représente ordinairement 0,5 % à 1 % des volumes mis en distribution ;
- - la prise en compte des volumes exportés dans le calcul du rendement ; or, ceux-ci peuvent représenter un pourcentage important de la consommation et affecter (favorablement) le calcul du rendement. Ainsi, en Ille-et-Vilaine, 50 % de l’eau est échangée et certaines collectivités sont fortement exportatrices. Le « gain » de rendement sera d’autant plus important que la valeur antérieure du rendement était faible. La figure 5 ci-après, obtenue à partir des données départementales de 2007, représente le gain de rendement en fonction du poids des volumes d’eau exportés par rapport aux volumes totaux consommés et exportés. Une collectivité voit ainsi son rendement passer de 75 % à 87 %, alors que les ventes d’eau se font en tête de réseau. Cet artefact ne devra donc pas faire illusion. De surcroît, les regroupements de collectivités qui échangent de l’eau conduiront à un retour à la valeur antérieure du rendement.
[Photo : Figure 5 : Effet du décret du 2 mai 2007 sur le rendement.]
Conclusion
Les très bons rendements constatés en Ille-et-Vilaine depuis plus de 20 ans ne sont pas l’effet du hasard. Outre la rareté de l’eau qui incite à une gestion économe, tous les acteurs ont uni leurs efforts et ont investi pour parvenir à ce résultat. Ainsi, de l’organisation administrative aux prescripteurs, en passant par l’action des délégataires, chacun a amené sa contribution.
Pour l’avenir, l’objectif de maintien de cette performance paraît ambitieux au vu du vieillissement du réseau et des enjeux pour son renouvellement qui devra constituer un axe fort d’action pour la prochaine décennie.