C'est sans doute l'un des sites les plus impressionnants de la planète. Les Indiens Navajo, qui l'occupaient il y a 10 000 ans, pensaient qu'il était l'organe d'où naquit le Monde. Le lent travail de l'eau, du vent et des millénaires a sculpté ces lieux. Parcourir le Grand Canyon aujourd'hui, c'est consulter le plus grand et le plus ancien livre d'histoire du Monde.
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Située aux États-Unis dans l'État de l'Arizona, le Grand Canyon est une gigantesque faille orientée d'est en ouest au cœur du plateau du Colorado qui s’étend sur plus de 350 000 km². Cette faille commence au pied du barrage du lac Powell, à Page, et vient mourir dans les eaux du lac Mead, à l'est de Las Vegas. Le plateau qui l'enserre se présente comme une vaste région composée de différentes couches sédimentaires étagées entre 1 500 et 3 000 mètres d'altitude, allant du Précambrien au Mésozoïque. L'ensemble est profondément entaillé par plusieurs canyons, dont le plus célèbre, le Grand Canyon, est long de 446 km, profond à certains endroits de plus de 1 800 mètres et large de 7 à 19 km. Au plus profond court le fleuve Colorado, à 1 829 mètres en contrebas du plateau. Comme les différentes couches d’un gâteau, ses strates horizontales mettent en lumière une histoire géologique s'étendant sur deux milliards d’années. En elles-mêmes, ces couches ne sont pas uniques. On en trouve dans bien d'autres régions du monde. Mais ici, elles sont visibles sur plus d'un kilomètre de profondeur, alors que partout ailleurs on n'accède le plus souvent qu’aux couches supérieures. Le tout est disposé sans que l'ordre de succession des strates n'ait été bousculé et fait apparaître, par les contrastes de couleurs, un spectacle unique au monde. Depuis le siècle dernier, nombre de géologues se sont penchés sur le Grand Canyon : car si son histoire est grandiose, sa naissance reste malgré tout obscure.
Des origines incertaines
Quel âge a le Grand Canyon ? Certains géologues parlent de 6 à 8 millions d’années. D’autres, moins nombreux, assurent qu'il n’aurait que quelques milliers d’années. En fait, l'histoire connue du Grand Canyon, intimement liée à celle du plateau du Colorado, commence il y a 600 millions d'années. L'Amérique du Nord et l'Europe sont alors assemblées en un seul et même continent qui dérive lentement vers le nord. La région des plateaux est alors immergée sous des mers chaudes. Elle le restera pendant près de 400 millions d’années !
Durant cette période, certaines zones émergent quelques millions d’années, s'érodent, puis replongent sous la mer au gré des mouvements tectoniques. Le calcaire, charrié par les fleuves, se dépose sur les plateaux. Aux embouchures des fleuves, les cônes alluviaux empilent de fines vases sur des épaisseurs souvent considérables. Sur les cordons littoraux, ce sont les sables qui dominent. Chaque fois, le mécanisme est le même : le poids des nouvelles épaisseurs agglomère les sédiments déposés précédemment. Les sables, agrégés par des ciments calcaires ou siliceux, se transforment en grès. Quelques millions d’années plus tard, la zone émergée du plateau ressemble au Sahara d'aujourd’hui : les dunes, créées par les vents, changent de forme, de direction, se chevauchent les unes les autres. Puis ce désert disparaît une nouvelle fois sous la mer et de nouvelles couches de sédiments le recouvrent avant de continuer à s'empiler au fil du temps, les unes sur les autres. 250 millions d'années plus tard, ces dunes que l'érosion a décapées, reparaissent figées dans leur forme primitive dans les grès du Canyon. Le continent dérive ensuite vers le nord-ouest. La subduction de la plaque Pacifique le relève. Le bord occidental du plateau se soulève et sort de l'eau alors que sa partie orientale s'y enfonce : les sédiments charriés par les cours d'eau s'entassent pour devenir des grès. À la fin du Jurassique, il y a 150 millions d’années, le continent nord-américain commence à se séparer de ce qui sera l'Europe. 50 millions d’années plus tard,
L'apparition des Rocheuses commence. Elle durera 20 millions d'années. Épais, compact, le plateau ne rompt pas. Relevé, coincé entre les Rocheuses et les hauteurs occidentales, il se trouve alors au-dessus du niveau de la mer. Mais les eaux de ruissellement ne parviennent plus à s'écouler : de grands lacs se forment, d'épaisses couches d'alluvions que l'on retrouve aujourd'hui dans les parties les plus hautes, se déposent. Il y a 30 millions d'années enfin, une nouvelle évolution se produit : le continent atteint le rift des plaques du Pacifique. La plaque Pacifique se soude au bord du continent et commence à l'entraîner vers le nord-nord-ouest, créant un réseau de failles dont la plus célèbre est celle de San Andreas. La plaque nord-américaine se trouve progressivement libérée. Alors qu'une partie du continent s'affaisse, le plateau du Colorado se fissure à peine. Des volcans apparaissent et rejettent d’épaisses couches de basalte dont l’épaisseur vient encore augmenter celle du Plateau. Il y a 8 millions d’années, après une période de volcanisme intense, le Plateau du Colorado se soulève. C'est à partir de cette période que débute le lent travail de l'érosion qui permettra de mettre à jour la série de strates que nous observons actuellement. Aujourd’hui, le plateau du Colorado se trouve à 2 700 mètres au-dessus du niveau de mer. Le bassin de la rivière Colorado s'est formé pour drainer l'eau de cette région et s'est bientôt mis à éroder les couches sédimentaires jusqu’à atteindre la plaque la plus ancienne, vieille de deux milliards d'années. Cette entaille dans l’écorce terrestre permet de lire dans les superpositions rocheuses deux milliards d’années d'histoire géologique.
Deux milliards d’années d’histoire géologique
Le Grand Canyon s'étend sur 440 kilomètres de parcours du fleuve, soit un peu plus que la distance à vol d’oiseau de Paris à Amsterdam. Douze couches de roches différentes, la plus ancienne au fond date de 1,8 billion d'années, la plus récente 260 millions. Le Colorado opère sur ces 440 kilomètres une chute de 560 mètres, soit une pente générale de 1,25 mètre par kilomètre ; mais cette pente est très irrégulière car le Colorado traverse quantité de rapides dont le nombre varie en fonction des périodes de crue et des périodes d'étiage, ainsi que par les cahots de roches qui résultent de l'éboulement continu des parois de la vallée. En période de crues, certains de ces rapides disparaissent sous le flot, comme le Sockdolager Rapid dans la Upper Granite Gorge.
La profondeur moyenne de la vallée avoisine les 1 600 mètres. Vue d'en haut, la rivière Colo-
Le Colorado apparaît comme un mince filet verdâtre, masqué le plus souvent par le pic des parois. Ce mince filet a pourtant une centaine de mètres de largeur et peut rouler, au passage de certains rapides, des vagues de 4 mètres de hauteur ! Il serpente au fond d'une partie de gorge creusée dans le précambrien, qui constitue elle-même un canyon dans le canyon. La profondeur de l'eau avoisine les 15 mètres, réduite évidemment au passage des rapides.
La largeur de la vallée varie de 7 à 29 kilomètres. Elle est, par exemple, de 18 kilomètres entre Grand Canyon Village sur le bord sud et Grand Canyon Lodge sur le bord nord, les falaises formant la muraille s'échelonnant en escalier par marches successives descendantes depuis le plateau jusqu'au fond de la gorge intérieure, 1 600 mètres plus bas. C'est dire qu’à cet endroit, toute la Ville de Paris tiendrait dans le milieu du canyon, la Tour Eiffel avec ses 300 mètres de hauteur correspondant tout au plus à quelques étages géologiques d'une même période…
La différence d'altitude entre le plateau et le fond du canyon fait que 5 des 7 grandes zones climatiques sont représentées au fil de la descente : un climat subtropical sec avec des cactus vers 1 000 mètres ; à 1 200 mètres, un climat sec, tempéré et chaud fait grandir des chênes et des acajous ; plus haut, une forêt de pins et un climat tempéré et enfin, vers 2 500 mètres, s'étend une zone climatique de type canadien, avec une forêt de pins et de sapins, surtout sur la rive nord.
Avant la construction, en amont, du Glen Canyon Dam en 1963, qui forme la retenue du lac Powell, le débit du fleuve pouvait varier de 28 à 9 000 mètres cubes/seconde. Depuis, le débit moyen s'est stabilisé à 360 mètres cubes/seconde. Avant la construction dudit barrage, le Colorado charriait une masse moyenne de sédiments de l'ordre de 27 millions de tonnes par jour. Depuis, cette charge s'est réduite et, progressivement, certaines plages de sable qui s'étaient constituées de-ci de-là sur ses rives commencent à disparaître.
À la sortie, en aval du Grand Canyon, un autre grand barrage a été construit : le Hoover Dam, provoquant la retenue du lac Mead dans laquelle s'opère une gigantesque décantation. En somme, l'homme, qui a respecté jusqu'alors la totalité du Grand Canyon proprement dit, est intervenu aux deux extrémités, apportant avec ses barrages des modifications non négligeables à l'action des éléments naturels, une action qui de toute éternité se poursuivait librement. Mais le creusement continue, inlassablement. Les murailles créées sont soumises aux forces destructives que sont les pluies, les vents, la neige, le gel, la chaleur, etc.
Un gigantesque écorché de la couche terrestre
Des fissures se créent, des dislocations s'opèrent, les quartiers de roches s'éboulent tour à tour et roulent au fond du gouffre, où le fleuve les transforme en débris qui sont autant de nouveaux instruments d’érosion qu'il peut rouler dans son lit. Les murailles se délabrent et la vallée s'élargit progressivement en marches d'escalier gigantesques descendant par paliers jusqu'à une profondeur de 1 600 mètres.
Un pareil travail des forces complexes d'érosion n'est pas propre à la vallée du Colorado : il s'opère à une échelle plus ou moins grande dans toutes les vallées de tous les cours d'eau sur toute la surface du globe, à la façon d’un mouvement perpétuel de la nature. Mais le processus s'opère ici à une échelle plus importante. C'est en effet le seul endroit de la planète où le comportement des mouvements et des constituants du sol ainsi que la puissance des forces conjuguées ont autorisé une telle continuité du creusement au cours des ères géologiques successives, avec comme résultat de pouvoir retrouver la superposition de toutes les époques de l'histoire géologique de notre Terre parfaitement reproduites dans l'ordre de bas en haut. Le gigantesque écorché de la croûte terrestre qui s'offre en cet endroit à la connaissance humaine est considéré comme providentiel par les scientifiques qui ont pu, grâce à lui, reconstituer – preuves à l'appui – l'échelle complète des périodes géologiques depuis l'ère primaire.