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Un chantier hors du commun : la grande muraille de Louisiane

30 septembre 2013 Paru dans le N°364 à la page 120 ( mots)
Rédigé par : Marc MAUDUIT

La grande muraille de Louisiane est un exemple de ce qui peut être accompli lorsque l'innovation technologique se met au service du génie civil et de la protection des populations. Huit ans après le passage de l'ouragan Katrina, un nouveau dispositif de protection contre les risques de submersion et d'inondation permet aux habitants de la Nouvelle-Orléans d'envisager l'avenir plus sereinement.

Le 29 août 2005, l’ouragan Katrina, l’un des plus violents jamais enregistrés dans l’histoire des États-Unis, ravage la Nouvelle-Orléans. Le bilan humain est très lourd : on dénombre 1 836 morts, 800 000 personnes exilées et des dizaines de milliers de sans-abris. Le bilan matériel n’est pas moins impressionnant : 80 % de la Nouvelle-Orléans inondée en moins de 5 heures, 120 000 maisons sont endommagées ou détruites, les dégâts sont estimés à plus de 120 milliards de dollars. Le chaos est indescriptible durant plusieurs jours. Des milliers de personnes ne peuvent quitter les lieux et se retrouvent piégées par les eaux. Elles devront attendre près de 48 heures avant que les premiers secours n’arrivent sur place. La ville est livrée plusieurs heures aux pilleurs avant que la Garde Nationale ne

[Photo : Le 29 août 2005, l’ouragan Katrina frappe la côte des États-Unis, ravageant une zone de 235 000 km², soit l’équivalent de la moitié du territoire français. 80 % de la Nouvelle-Orléans est inondée en moins de cinq heures.]

Reprenne, non sans mal, le contrôle de la situation. La loi martiale est promulguée. Dans tout le pays, les esprits sont profondément marqués. L’Amérique est humiliée. Les digues, incapables de résister aux flots, ont rompu en plus de cinquante endroits, révélant un système déficient, vétuste, à bout de souffle. La population est choquée par l’impuissance des autorités à faire face à la crise. L’image du président Bush, contemplant la tragédie depuis son avion sans se poser, renforce le malaise.

Le temps de la stupeur passé, on réalise que ce n’est pas le cyclone Katrina proprement dit qui a dévasté la Nouvelle-Orléans, mais bien les inondations qui ont suivi l’effondrement des levées. Or cet effondrement était largement prévisible. La plupart des quartiers de la ville se trouvent en dessous du niveau de la mer et dans une région marécageuse. Elle est située entre le lac Pontchartrain au nord et le golfe du Mexique au sud, une zone spécialement exposée à la menace des ouragans tropicaux. Elle est également traversée par le Mississippi, connu pour ses crues aussi imprévisibles que violentes. La Nouvelle-Orléans est d’autant plus vulnérable que même les terres jugées trop exposées aux risques de submersion ont été peu à peu urbanisées sous la pression d’un développement économique échevelé.

Avec le cyclone Katrina, c’est tout le système de protection de la ville contre les inondations qu’il faut revoir. Les infrastructures existantes, qui combinent des levées en terre parfois rehaussées de parois en béton avec un réseau complexe d’installations de drainage, ne suffisent plus. Pour renforcer la sécurité de ses habitants autant que pour restaurer la confiance — 80 000 maisons restent inoccupées deux ans après la catastrophe — les autorités doivent mettre les bouchées doubles. Conscients de la gravité de la situation, le gouvernement fédéral et les ingénieurs de l’armée élaborent un système de protection contre les risques de submersion et d’inondation totalement nouveau, dont l’élément central sera matérialisé par le plus important chantier jamais mené par le Corps des ingénieurs de l’Armée de terre des États-Unis.

Le plus important chantier jamais mené par l’Armée de terre des États-Unis

Jusqu’à l’arrivée de l’ouragan Katrina, la ville n’était protégée que par un système composé de 560 km de petites digues appelées levées. Hautes de deux à trois mètres à peine, situées à proximité immédiate des premières maisons et de qualité très inégale, ces levées n’ont pu résister à l’onde de tempête créée par l’ouragan. Sous la pression des ingénieurs de l’Armée de terre, les autorités réalisent que la protection de la ville vis-à-vis d’un cyclone de catégorie 5 nécessite des ouvrages d’une toute autre ampleur. Un gigantesque plan de protection est lancé.

[Photo : On implante en premier lieu les 1 271 piliers verticaux qui seront les éléments principaux du mur. Ces piliers, constitués d’immenses tubes en béton de 1,70 mètre de diamètre, sont hauts de 44 mètres ! Ils sont enfoncés un par un dans la boue jusqu’à 42 mètres de profondeur avant d’être emplis de béton sur les 18 mètres supérieurs pour accroître leur solidité.]
[Photo : Pour compenser l’absence d’ancrage des piliers sur un socle rocheux, les ingénieurs de l’armée ont prévu de les renforcer à l’aide de 628 piliers en acier d’une longueur de 90 mètres. Venant en appui des piliers en béton verticaux, ils seront découpés en deux tronçons pour faciliter la pose avant d’être enfouis à 57° dans la boue à l’aide d’une enfouisseuse spécialement conçue pour le chantier.]

alors mis en œuvre dont l’élément central est constitué d'une digue longue de 3 km, large de 45 mètres qui traversera de part en part le lac Borgne. Surnommée la grande muraille de Louisiane, cette digue sera capable de protéger la ville contre une montée des eaux allant jusqu’à 8 mètres de hauteur. Le projet, dont le coût frôle les 10 milliards de dollars, constitue le plus important chantier de génie civil aux États-Unis ces 50 dernières années.

D’emblée, un premier problème se pose : celui de la nature marécageuse des sols sur lesquels la digue doit être implantée. Dépourvue d’assise rocheuse, la ville repose sur un substrat de 150 mètres d’une boue instable et meuble. On opte donc pour un ouvrage léger, qui sera solidement ancré dans la boue.

On implante en premier lieu les 1271 piliers verticaux qui seront les éléments principaux du mur. Ces piliers, constitués par d'immenses tubes en béton de 1,70 mètre de diamètre, sont hauts de 44 mètres. Ils sont enfoncés un par un dans la boue jusqu’à 42 mètres de profondeur avant d’être emplis de béton sur les 18 mètres supérieurs pour accroître leur solidité.

Pour compenser leur absence d'ancrage sur un socle rocheux, les ingénieurs de l’armée ont prévu de les renforcer à l’aide de 628 piliers en acier d’une longueur de 90 mètres. Venant en appui des piliers en béton verticaux, ils seront découpés en deux tronçons pour faciliter la pose avant d’être enfouis dans la boue selon une inclinaison de 57° à l’aide d’une enfouisseuse spécialement conçue pour l’occasion.

Lors de la pose, le premier tronçon, long de 50 mètres et pesant 13 tonnes, s’enfonce de 12 mètres dans le sol en quelques secondes sous l’effet de son propre poids. Ainsi stabilisé, il faut ensuite continuer à l’enfouir au marteau hydraulique. Le pilier descend de 25 cm par coup de marteau. Deux cents coups seront donc nécessaires pour enfouir les 50 premiers mètres. Sous l’effet de la pression exercée par le sol, le reste du pilier ne descendra que de 6 mm par coup. Le second tronçon est ensuite emboîté au premier puis soudé pour ne plus former qu’un seul pilier.

Les piliers verticaux et horizontaux enfouis, il reste à assurer la pose des 330 chapeaux en béton situés sur la partie supérieure de l’ouvrage et dont le rôle consiste à relier les piliers en béton verticaux aux piliers en acier inclinés. En cas de tempête, ce sont eux qui seront chargés de faire passer la pression de l’avant du mur vers les piliers inclinés puis vers le marais.

Une fois en place, chaque chapeau, d'un poids de 96 tonnes, relie et solidarise les éléments de la digue en une seule et même structure linéaire. Après séchage puis coulage des 36 tonnes de béton nécessaires entre chaque chapeau, il ne reste plus qu’à couler en place un parapet de 60 cm d’épaisseur dont le rôle sera de briser les vagues les plus hautes.

Ainsi constitué, cet ouvrage, le plus imposant dispositif anti-ouragan du monde, sera capable de protéger la ville contre les ondes de tempête des ouragans de catégorie 5. Mais au-delà de ses

[Photo : Les piliers verticaux et horizontaux enfouis, il reste à assurer la pose des 330 chapeaux en béton situés sur la partie supérieure de l’ouvrage et dont le rôle consiste à relier les piliers en béton verticaux aux piliers en acier inclinés. En cas de tempête, ce sont eux qui seront chargés de transférer la pression de l’avant du mur vers les piliers inclinés puis vers le marais.]
[Photo : Des dizaines d'entreprises sous-traitantes sont mobilisées et plus de 680 ouvriers sont employés sur le chantier en trois équipes fonctionnant 20 heures sur 24, et 7 jours sur 7, même durant la saison des ouragans.]

Caractéristiques exceptionnelles, c'est un défi hors du commun qu’ont dû relever les 250 ingénieurs et les 700 ouvriers chargés de le mener à bien.

Un défi hors du commun

Lorsque les travaux démarrent, au mois de décembre 2008, c’est-à-dire trois ans après le passage de Katrina, la Nouvelle-Orléans ne s'est toujours pas relevée de la tragédie. La ville a perdu un quart de sa population et 60 000 maisons, toujours en ruines, restent abandonnées. Le traumatisme est profond et la crainte de revivre un drame similaire reste prégnante. Katrina a constitué un tel choc que le bien-fondé même d'une reconstruction de la ville au même endroit est remis en cause par beaucoup.

Pour les autorités, il y a donc urgence à agir et à montrer à la population qu’elle est en sécurité. Pour construire leur grande muraille, les ingénieurs de l'US Army ne disposeront donc que de trois ans. Trois ans là où il en faudrait normalement quinze pour un projet de cette ampleur : bâtir, en mer et sur des marais inaccessibles autrement que par bateaux, une gigantesque muraille d'acier et de béton longue de plus de 3 km !

Pour relever ce défi hors normes, les ingénieurs de l’armée américaine vont innover en mettant pour la première fois en œuvre une stratégie de conception-construction simultanée. Pour qu'il soit achevé avant la saison des ouragans 2011, l'ouvrage sera construit en même temps qu'il est conçu !

Des dizaines d’entreprises sous-traitantes sont mobilisées et plus de 680 ouvriers sont employés sur le chantier en trois équipes fonctionnant 20 heures sur 24, et 7 jours sur 7, même durant la saison des ouragans. De gigantesques dispositifs composés de gros rails de chemins de fer longs de 300 mètres sont ancrés au fond du lac Borgne pour supporter les énormes plateformes qui, de part et d’autre de la construction, devront pouvoir accueillir des grues dont certaines pèsent plus de 1 000 tonnes ! Ces dispositifs, qui permettent d'assurer la construction de 15 mètres de digue, doivent être déplacés plusieurs fois par jour, au fur à mesure de l’avancement des travaux. Le chantier nécessite également des efforts logistiques exceptionnels pour acheminer sur place, par bateau et en flux tendus, les composants nécessaires aux ouvriers. On ajoute même au béton, confectionné à terre, des additifs spéciaux destinés à retarder sa prise le temps nécessaire à son transport sur le chantier.

Finalement, le 24 mai 2011, quatre mois avant la saison des ouragans, la grande muraille de Louisiane, résistante aux cyclones, aux séismes et conçue pour durer plus de 100 ans, est enfin achevée. Elle ne tardera pas à faire la preuve de son efficacité, justifiant ainsi l’empressement des autorités : en août 2012, l’ouragan Isaac balaiera la Louisiane et La Nouvelle-Orléans sans faire de dégâts majeurs...

[Photo : De gigantesques dispositifs composés de gros rails de chemins de fer longs de 300 mètres sont ancrés au fond du lac Borgne pour supporter les énormes plateformes qui, de part et d'autre de la construction, devront pouvoir accueillir des grues dont certaines pèsent plus de 1 000 tonnes !]
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