Elle est habitée par des millions de crabes et des milliers d'oiseaux ainsi que par quelques rats depuis un récent naufrage. Des cocotiers poussent ça et là, une petite palmeraie témoigne d'une ancienne occupation humaine. Au centre, un lagon d'eau douce isolé des masses d'eaux océaniques par une étroite bande de terre. Nous sommes sur Clipperton, en plein Pacifique.
C’est une histoire d’eau un peu particulière que celle de cette masse d’eau douce située au bout du monde, en plein océan Pacifique. L’île de Clipperton, puisque c’est d’elle dont il est question, de son nom de baptême français « île de La Passion », est située dans le Pacifique Est, par 10°18’ Nord et 109°13' Ouest. Aucun avion, aucune ligne maritime régulière, aucun bateau de pêche ne la dessert : trop loin, trop isolée, trop périlleux du fait de la houle et des récifs coralliens. D’ailleurs, l’endroit, inhabité, n’abrite que des millions de crabes et beaucoup d’oiseaux, notamment la plus grande colonie de fous masqués au monde.
Cette possession française se présente sous la forme d’un atoll isolé de forme subcirculaire de 7,2 km² environ situé à plus de 6 000 km de Tahiti et à 1 300 km des côtes du Mexique ! Seuls 1,7 km² de terres émergent à moins de 2 mètres au-dessus du niveau de la mer. Mais 1,7 km² qui valent de l’or puisqu’ils confèrent à la France une souveraineté sur 435 612 km² de zone marine depuis la création de sa Zone Économique Exclusive en 1978. Du coup, Clipperton n’est pas seulement un atoll, mais le cinquième territoire français d’outre-mer par son extension et même au premier rang pour la surface maritime rapportée à la surface terrestre. Et tout cela dans une zone marine située au cœur de l’une des régions les plus poissonneuses au monde…
Au centre de l’atoll se trouve un lagon fermé et isolé des masses d’eaux océaniques, entouré d’une bande de terre étroite. Un joyau vu d’avion. En réalité, l’endroit est désertique et inhospitalier, et son histoire s’apparente plus à une quelconque île de pirates qu’à celle d’un éden paradisiaque.
Une histoire mouvementée
Pour comprendre l’histoire de Clipperton, il faut remonter il y a 500 millions d’années lorsqu’un volcan surgit de l’océan à cet endroit en formant un cône qui émerge de l’eau. Au
Au fil des siècles, des coraux se forment sur sa circonférence jusqu’à ce que la pointe volcanique s’enfonce à nouveau dans l’océan sous l’effet de la tectonique des plaques. Seuls subsistent l’anneau de corail et son lagon central. Un anneau battu par des vents violents, des tempêtes, des cyclones sur lequel une végétation très pauvre réussit tant bien que mal à survivre.
La légende raconte que l’île fut découverte un Vendredi Saint, le 2 avril 1711, par les Français Martin de Chassiron et Michel du Bocage, commandants les frégates La Princesse et La Découverte. En souvenir de cette journée, ils la baptisèrent « île de La Passion ». Pour d’autres, ce bout de terre fut découvert par Magellan lors de son tour du monde. Son nom lui viendrait d’un mutin, un certain Clippington, débarqué sur l’atoll d’un navire corsaire en 1704. Bien qu’aucune preuve de son passage n’ait été retrouvée, l’histoire retint le nom de Clipperton sans que l’on sache vraiment pourquoi, sans doute à cause d’un trésor qui aurait été enfoui sur l’atoll.
Pendant un siècle et demi, la France se désintéresse de ce minuscule îlot perdu dans le Pacifique : trop loin, trop petit, sans véritable intérêt stratégique ni économique. Jusqu’à l’essor de l’exploitation du guano, ces fientes d’oiseaux riches en phosphates et en azote qui constituent un excellent engrais naturel. Sous le Second Empire, un armateur du Havre s’intéresse aux îles à guano. Le 15 juillet 1858, un de ses navires l’Amiral part du Havre avec à son bord le lieutenant de vaisseau Le Coat de Kerveguen investi de la qualité de commissaire du gouvernement pour prendre possession de Clipperton ce qui sera chose faite le 17 novembre 1858. Mais le Mexique, plus proche, la revendique et l’occupe dès 1897 en envoyant une garnison composée de 26 personnes, militaires et leur famille, qui seront régulièrement ravitaillées jusqu’en 1914.
Mais le pays, en proie à des troubles intérieurs, se désintéresse de ses colons jusqu’à les oublier totalement. Querelles, scorbut et mortalité infantile s’ensuivent et déciment la petite colonie. Le capitaine et quelques survivants décident de rejoindre le Mexique au moyen d’un canot à rames qui chavirera à moins d’un mille de l’atoll noyant tous ses occupants. Ne restèrent sur l’atoll que les femmes et les enfants et un seul homme, nommé Alvarez, auquel le capitaine avait confié les familles. Loin de les protéger, celui-ci abusa des femmes et régna par la terreur durant trois longues années avant d’être assassiné par l’une d’elles à coups de marteau. Le surlendemain, 18 juillet 1917, cinq femmes et huit enfants furent sauvés par le navire américain Yorktown qui faisait escale par hasard pour vérifier si l’atoll ne cachait pas quelque base ennemie.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains y installèrent une base radio et une piste d’atterrissage. Puis l’île fut à nouveau désertée et abandonnée aux caprices des temps. Une fois l’an, la Marine nationale française effectue une mission de surveillance des environs et change les deux drapeaux nationaux de ce minuscule coin de terre, un coin perdu qui intéresse pourtant les chercheurs au plus haut point.
Un intérêt écologique majeur
Si l’île intéresse les chercheurs, c’est qu’elle constitue une base scientifique intéressante à plus d’un titre. Elle est idéalement située pour étudier les relations océan-atmosphère. Elle se situe également dans une zone où se forment de nombreux cyclones. De plus, la
La stratification du massif corallien est révélatrice de l’histoire du climat et des variations du niveau de l’océan. Mais surtout, l’intérêt de Clipperton réside dans son lagon d’eau douce, un lagon aujourd’hui fermé qui forme un modèle biochimique, biologique et géologique unique au monde.
Car le lagon de Clipperton a subi des mutations majeures lorsque sa communication avec l’océan s’est refermée, il y a 150 ans, probablement du fait d’un violent cyclone. Les passes s’étant refermées, il n’y a plus eu ni circulation, ni renouvellement des eaux. Les eaux du lagon se sont peu à peu dessalées, ce qui a entraîné la mort des organismes marins, notamment des coraux.
Sur Clipperton, les précipitations sont supérieures à l’évaporation. On trouve donc au sein de ce lagon deux couches d’eau bien séparées par une barrière de densité. La couche d’eau superficielle est composée d’une eau pratiquement douce (de 1,5 g/l à 4,5 g/l), riche en phytoplancton et en cyanobactéries filamenteuses. Puis la salinité augmente avec la profondeur. Au fond de la fosse orientale, probablement l’ancienne cheminée du volcan sous-marin, elle est pratiquement équivalente à celle de l’océan, soit 32 g/l. Cette couche salée est aussi saturée en hydrogène sulfuré. On n’y trouve que des bactéries en proie à une biogenèse d’hydrocarbures. C’est dans cet écrin d’eau, coupé de l’océan, que les bactériologistes découvrent des bactéries qui vivent sans oxygène, sans doute des lointaines cousines de celles qui auraient existé à l’origine de la vie sur Terre.
Les cyanobactéries, apparues sur Terre il y a 3,5 milliards d’années, sont des organismes qui transforment les éléments minéraux en matière organique par photosynthèse, un peu comme les algues. Durant ce processus, elles produisent de l’oxygène. Ce sont très probablement les organismes qui sont à l’origine de l’oxygène de l’atmosphère terrestre.
L’importance scientifique du biotope de Clipperton est donc évidente : son lagon est un véritable milieu de culture microbiologique isolé en plein climat équatorial, disposant d’un gros capital en matières organiques ; c’est une biocénose unique car limitée en nombre d’espèces et refermée sur elle-même. Le lagon, réservoir clos, forme aussi un modèle biochimique et géologique tout à fait exceptionnel dans le monde, dont l’étude n’a été que très partiellement réalisée jusqu’à présent. Car on connaît peu de chose sur cet écosystème insulaire. Les premières investigations remontent à 1958. Des observations ont été rapportées par les missions Bougainville qui s’y succédèrent entre 1966 et 1969, à l’occasion des essais nucléaires français du Pacifique. Cousteau et son équipe fit un reportage en 1976 et 1980, et depuis cette période, quelques rares chercheurs français, américains et mexicains y firent des séjours de courtes durées jusqu’à « l’expédition Clipperton » du docteur Jean-Louis Étienne qui s’est déroulée de décembre 2004 à avril 2005 ou celle du géographe Christian Jost en 2015. Reste que malgré son intérêt écologique et géologique, aucune forme de protection n’existe encore sur l’île. Pourtant, plusieurs recommandations ont été faites de la part de scientifiques pour que l’île soit protégée intégralement comme laboratoire naturel pour la recherche scientifique. Mais le débat n’est pas clos : doit-on laisser cette île inhabitée et livrée à son sort comme le prône une vision purement naturaliste ? Ou doit-on intervenir, notamment en rouvrant les passes du lagon, pour faire revivre un écosystème précieux, mais en voie de dégradation irréversible ?
La question n’est pas tranchée mais un rapport rendu au Président de la République par le député Philippe Folliot à l’occasion de la COP 21 pourrait aboutir dans les prochaines années à l’établissement d’une station scientifique internationale...