À Venise, la profondeur moyenne dans la lagune est faible, rarement plus de 1 ou 2 mètres. La ville a été construite sur le sable et la vase de la lagune, les bâtiments reposant sur des plots de bois imputrescibles profondément enfoncés dans la vase et le limon. Mais le fond de la lagune se tasse et s’affaisse inexorablement, ce qui rend les constructions instables. Le phénomène n’est pas nouveau. Au 14ᵉ siècle déjà, les Vénitiens veillaient à l’équilibre hydrographique de la lagune. Une Magistrature des eaux avait été créée pour consolider les sols, assainir les marais et drainer les canaux. Certains fleuves, qui menaçaient de combler la lagune en charriant trop d’alluvions,
[Photo : L’écosystème de drones mis en place dans la lagune de Venise est doté d'une « intelligence » collective et distribuée qui régit le comportement de l’essaim. Des algorithmes biomimétiques ont été développés pour permettre aux trois populations de robots de communiquer entre elles de façon autonome.]
avaient même été déviés. Malgré ces efforts, de nombreux phénomènes ont bouleversé l’équilibre de la lagune au fil du temps. Ils se sont accélérés avec la montée des eaux qui suit un rythme de 6 mm par an et qui va s’accélérer sous l’effet des changements climatiques. C’est ensuite l’affaissement du sous-sol vénitien lié à sa nature instable. Le pompage excessif des nappes souterraines situées sous la ville n’a rien arrangé. C’est enfin le dérèglement de l’échange des masses d’eau : les voies de communication rapides, le canal des pétroliers, et l’ouverture de plusieurs passes pour les géants des mers que sont les navires de croisière modernes ont modifié le système général des courants naturels et les contours des canaux. L’échange entre les eaux s’en est trouvé perturbé.
Problème : la surveillance de milieux aquatiques ouverts comme l’est la lagune de Venise relève de processus souvent très complexes, coûteux et sophistiqués. D’où l’intérêt du projet mené par une équipe interdisciplinaire de chercheurs dans le cadre de l’un des projets européens de surveillance de l’environnement les plus innovants du moment : le projet européen subCUL-Tron.
Le projet européen subCULTron : un écosystème de drones
Le projet subCULTron est mené par un consortium pluridisciplinaire mêlant des biologistes spécialistes de l’intelligence collective (Université de Graz, coordinateurs du projet/Université Libre de Bruxelles), des roboticiens spécialisés dans la conception de robots sous-marins innovants (Scuola Superiore Sant'Anna), d'autres spécialisés en robotique sous-marine (Université de Zagreb), des bioroboticiens du sens électrique (École des Mines de Nantes-IRCCyN), ainsi qu’une société spécialisée dans l’instrumentation et l’électronique innovante.
Il consiste à déployer un essaim de 120 robots sous-marins autonomes et connectés au sein de la lagune et des canaux de Venise. Objectif : réaliser des mesures en continu de la qualité de l'eau. Mais la plupart des robots sont aujourd’hui conçus pour travailler seuls ou associés à des robots identiques et dédiés à des environnements maîtrisés et stables. Le projet subCULTron s’attaque à un défi de taille, puisqu’il s’agit cette fois de concevoir, fabriquer et expérimenter trois populations de robots radicalement différentes et surtout complémentaires les unes des autres : un premier ensemble de plusieurs centaines de moules artificielles posées sur les fonds marins et nommées A-mussels, un groupe de nénuphars
[Photo : Une fois l’écosystème mis en place, les moules artificielles ouvriront leur coquille pour déployer leurs antennes et leurs capteurs aux courants marins. Elles stockeront notamment les données collectées par les A-fish.]
flottants en surface nommés A-pad, et un banc de poissons artificiels nommés A-fish. Ces trois populations de robots sont dotées d’aptitudes spécifiques et complémentaires en termes d’action et de perception. Ainsi, les moules qui vont percevoir l'évolution des paramètres biophysiques de la lagune sur de longues durées vont se déplacer grâce à l’aide des poissons qui constituent quant à eux la composante agissante de l’écosystème. Les poissons servent de véhicules aux moules mais aussi de vecteurs de l’énergie et de l'information entre les moules et les nénuphars, ces derniers servant d’interface de communication avec les opérateurs humains du projet.
Une fois l’écosystème mis en place, les moules artificielles ouvriront leur coquille pour déployer leurs antennes et capteurs aux courants marins. Elles stockeront notamment les données collectées par les A-fish qui vont fureter sur différentes zones et à différentes profondeurs pour réaliser leurs mesures. Enfin, les A-Pad flotteront à la surface pour relayer les données collectées par les autres robots. Ils disposeront de panneaux solaires pour s’alimenter, de même qu'il est prévu que les A-mussels se servent des courants marins pour générer leur propre énergie. Ainsi constitué, l'écosystème de drones ne dispose pas de point central mais d'une « intelligence » collective et distribuée qui régit le comportement de l’essaim. Des algorithmes biomimétiques ont été développés pour permettre aux trois populations de communiquer entre elles de façon autonome. De sorte que si l'un des robots est perdu, cela n’aura pas de répercussion sur l’essaim...
[Photo : Les A-fish vont fureter sur différentes zones et à différentes profondeurs de la lagune pour réaliser leurs mesures. Ils serviront de véhicules aux moules mais aussi de vecteurs de l'énergie et de l'information entre les moules et les nénuphars.]
Un écosystème robotique qui s’inspire de la bio-inspiration
Cet écosystème robotique doit relever un autre défi majeur : savoir évoluer dans le temps en fonction des fluctuations de son environnement et développer un comportement collectif singulier et adapté selon sa position dans la lagune.
En d'autres termes, ces populations de robots doivent acquérir une certaine culture afin de s’adapter aux tâches que leur assigneront les opérateurs humains. Ces tâches sont liées à la connaissance et la surveillance des paramètres biophysiques de la lagune.
Pour atteindre leurs objectifs, les roboticiens du projet ont choisi de s’appuyer sur le bio-mimétisme. Les mécanismes de collaboration entre les différentes populations de robots sont ainsi inspirés du comportement des insectes dont l’intelligence individuelle intrinsèque est limitée, mais qui se révèlent capables de résoudre des problèmes complexes, en misant sur l’interaction d’un grand nombre d’individus.
La bio-inspiration concerne également la perception et la communication dans les eaux turbides voire boueuses et les environnements exigus de la lagune.
Confrontés à des conditions dans lesquelles les technologies de l’ingénieur peinent à faire leurs preuves, les poissons et moules artificiels seront dotés des facultés de certaines espèces comme les poissons-électriques, capables de percevoir leur environnement et les obstacles et de communiquer entre eux en émettant des champs électriques.
Doté d'un budget de 4 millions d’euros, le projet doit s’étaler sur quatre années et concerner 120 robots-moules, 20 robots-poissons et 5 robots-nénuphars qui commenceront à arpenter la lagune de Venise au mois d’avril 2016.
[Photo : Les A-Pad flotteront à la surface pour relayer les données collectées par les autres robots. Ils disposeront de capteurs solaires pour s'alimenter en énergie.]