Notre travail consiste à tester l'adaptation d'une plante aquatique flottante Lemna gibba vis-à-vis des eaux usées domestiques et industrielles déversées dans le lac Fouarat de la ville de Kénitra au Maroc. Le pilote expérimental est composé de pots de culture de dimensions égales, contenant chacun 4 à 6 frandes de Lemna gibba. Les pots sont remplis par l'eau usée de l'égout principal à différentes concentrations du chrome total. Après 30 jours d'expérience, une diminution notable de la concentration du chrome total de l'eau usée dans les pots est constatée.
Les plantes aquatiques qui se développent dans les zones humides ont la capacité d’éliminer et d’accumuler les métaux lourds des eaux usées et du sédiment (Oke, B. H. et al. 1996). Il est rapporté par Grill, E. et al. (1985), que ces plantes peuvent concentrer les métaux dans leurs tissus à 100 000 fois la concentration ambiante. Elles sont donc considérées comme très efficaces dans l’environnement aquatique et sont aussi proposées comme indicateurs de pollution métallique (Franzin, W. G. 1986).
Au Maroc, le lac Fouarat de la ville de Kénitra connaît de multiples agressions quotidiennes engendrées par la pollution domestique et industrielle, en particulier celle des textiles. Elles déversent chaque année près de 20,67 tonnes de DBO et 46,2 tonnes de DCO. Les eaux usées contiennent des matières en suspension en grande quantité qui s’élèvent chaque année à plus de 210 tonnes. Elles contiennent aussi des quantités appréciables de phosphore, une moyenne annuelle de 1,86 mg de P/l (Benzizoune, S. 2002). Le plus dangereux problème au niveau de la pollution générée par les textiles de Kénitra est d’origine chimique avec le déversement du chrome dans l’effluent résiduel, près d’une moyenne de 164 µg/l.
Mot clé : Lemna gibba, Eaux usées, Chrome, Épuration, Lac Fouarat.
(Ben Bouih. H. 2000).
Les eaux usées de textiles sont rejetées directement dans le milieu récepteur sans aucun traitement préalable. Les problèmes liés à la nuisance et la tolérance du chrome sont assez complexes, en raison notamment des phénomènes de précipitation et d’adsorption qui jouent certainement un rôle d’atténuation de la toxicité de cet élément (Cheng M. H. et al. 1975) et (Nelson P. O. et al. 1981).
La présente étude consiste à tester l’adaptation d'une plante aquatique flottante Lemna gibba vis-à-vis d’eau usée domestique et de textile au chrome à différentes dilutions et à définir la dilution la plus performante dont le chrome total est bien éliminé.
Matériels et méthodes
Description
L'expérience est effectuée au laboratoire d’Electrochimie et des Études de corrosion et d’Environnement à la Faculté des Sciences de Kénitra. Le dispositif expérimental est composé de 10 pots de culture de dimension égale. Chaque pot en plastique (surface : 64 cm²) contient 4 à 6 frondes de Lemna gibba (densité de 4,5 à 6,5 kg/m³). Les pots sont remplis chacun par 100 ml d’eau usée brute avec les dilutions de 10 %, 50 % et 100 %. Les dilutions sont effectuées avec de l’eau distillée.
Alimentation du système
Le système pilote est alimenté selon un régime discontinu tous les 3 jours par remplissage des pots jusqu’au niveau initial afin de compenser les pertes d’eau par évapotranspiration. L’expérience est réalisée au mois de février 2003, la température moyenne du laboratoire est de 15 °C, avec une photopériode de 13 heures éclairées et 11 heures obscures.
Échantillonnage
Le rejet étudié provient d’effluents domestique et industriel implantés dans le quartier industriel Saknia de la ville de Kénitra. L’échantillon d’eau est conservé dans un flacon en polyéthylène soigneusement lavé au préalable par une solution légèrement acidifiée, puis rincé plusieurs fois à l’eau distillée (AFNOR, 1975).
Matériel végétal
Le matériel végétal utilisé est une plante aquatique appartenant aux Lemnacées. C’est une espèce très productive qui pousse partout où l'eau stagne. Les lentilles d'eau utilisées pour l’expérience ont été prélevées dans le milieu naturel (milieu d’épandage des eaux usées de la ville de Kénitra).
Selon Landolt, L. (1986), la jeune plante est une lentille d’eau bossue (Lemna gibba), lentille de 2 à 5 mm. Elle a le plus souvent la forme d'une poire, de couleur verte à brun-rougeâtre. La surface inférieure est fortement renflée, avec des bosselages et une seule racine. La plante flotte à la surface de l'eau. On la rencontre souvent associée à d'autres espèces de lentilles.
Tableau 1 : Méthodes et matériel utilisés pour la caractérisation des eaux usées
| Paramètre (unité, précision) | Principe de la méthode / Référence de l’appareil |
|---|---|
| Température (°C, au 1/10) | Thermomètre |
| pH (unité pH, au 1/100) | pH-mètre 90 72 digit |
| Conductivité (µS/cm, au 1/10) | Conductimètre WTW LF95 |
| MES (mg/l) | Différence de poids |
| DBO₅ (mg O₂/l) | Manomètre OxiTop IS6 |
| Azote ammoniacal (NH₄⁺, mg/l) | Méthode de distillation |
| DCO (mg d’O₂/l) | Oxydation au dichromate de potassium |
| Phosphore total (mg/l) | Minéralisation (persulfate) et dosage au molybdate d’ammonium |
| Orthophosphates (PO₄³⁻, mg/l) | Méthode molybdate d’ammonium |
| Chrome total (Cr, µg/l) | Minéralisation et dosage en absorption atomique à flamme (Perkin Elmer 1100) |
Tableau 2 : Paramètres de pollution des eaux usées
(nombre d’échantillons = 10 par essai)
| T °C | : | 20 ± 2 |
| pH | : | 7,25 ± 1 |
| CE (µS/cm) | : | 1 537 ± 100 |
| MES (mg/l) | : | 324 ± 30 |
| DBO₅ (mg/l) | : | 48 ± 2,5 |
| DCO (mg/l) | : | 1 245 ± 25 |
| PO₄³⁻ (mg/l) | : | 4,5 ± 2 |
| Pt (mg/l) | : | 3 ± 1 |
| NH₄⁺ (mg/l) | : | 23,68 ± 3,1 |
| Cr total (µg/l) | : | 168 ± 5,2 |
comme : Lemna minor, Lemna trisulca, Spirodela polyrrhiza (Carl Axel Magnus Lindman (1856-1928)).
Les techniques et méthodes utilisées sont résumées dans le tableau 1.
Résultats et discussions
Caractérisation physico-chimique des eaux usées domestiques
Les résultats obtenus (voir tableau 2) montrent que les eaux usées présentent un pH légèrement alcalin. La conductivité électrique est importante, ceci peut être expliqué par une minéralisation plus prononcée qui épuise l’oxygène dissous (El Ghachtoul Y. et Bakhri A., 1990). On note une élévation des teneurs en ions phosphates (PO₄³⁻) et en ammonium (NH₄⁺) dans l'eau usée de l’agglomération de la ville de Kénitra, cela traduit l'importance de la pollution organique liée aux rejets domestiques et industriels de cette ville (Benzizoune S., 2002). Ces éléments déversés dans le milieu naturel contribueraient à l’appauvrissement du milieu récepteur en oxygène dissous suite au phénomène d’eutrophisation. Les teneurs élevées en chrome total, élément nécessaire dans l’opération de textile, dépassent légèrement les normes recommandées par l’OMS dans les eaux de surface (50 µg/l).
Cinétique d’évolution des paramètres physico-chimiques
Évolution temporelle du potentiel d’hydrogène (pH)
Le pH des eaux usées épurées est de 5,58 ± 0,26. L’analyse statistique au seuil de 5 % par le test ANOVA ne montre aucune différence significative observée entre les différentes valeurs du pH. Une légère diminution du pH est enregistrée dans les pots à Lemna gibba à partir du 18ᵉ jour pour atteindre 5,52 ± 0,43 à la fin de l'expérience.
Le pH des eaux usées épurées est de 6,15 ± 0,89, cette valeur reste statistiquement invariable jusqu’au 12ᵉ jour. Le pH marque une augmentation temporelle notable de 7,01 ± 0,87 à 8,52 ± 0,26 à la fin de l'expérience. Cette augmentation du pH serait peut-être en rapport avec la libération de l’azote ammoniacal (Radoux M., 1980 ; Achara N., 1989).
Le pH des eaux usées épurées est de 7,22 ± 0,67. Il augmente d'une unité jusqu’au 6ᵉ jour de l'expérience (pH = 8,6 ± 0,46). À partir du 9ᵉ jour, les teneurs du pH dans les pots oscillent entre 8,52 ± 0,58 et 9,21 ± 0,21 à la fin de l'expérience. Pour les dilutions 100 %, 50 % et 10 %, le pH des eaux usées épurées augmente de deux unités par rapport à celui des eaux usées brutes à l'entrée de chaque système pilote. Cette augmentation du pH serait peut-être en rapport avec la libération de l’azote ammoniacal (Radoux M., 1980 ; Achara N., 1989).
Évolution temporelle de la conductivité électrique (CE)
La conductivité électrique moyenne des eaux usées traitées est de 1 100 ± 82 µS/cm, cette valeur reste presque invariable jusqu’au 15ᵉ jour où elle atteint 1 287 ± 26 µS/cm. Une nette augmentation de la conductivité électrique est enregistrée après chaque opération de compensation. À la fin de l’expérience, la CE dans les pots est de 1 432 ± 55 µS/cm. Ceci est certainement lié à la concentration d’éléments minéraux à cause d'une faible évapotranspiration dans le système pilote. L’analyse de la variance au seuil de 5 % indique qu’il n’y a pas de différence significative entre les valeurs de la conductivité électrique tout au long de l’expérience (p < 0,05).
La conductivité électrique des eaux usées traitées est de 730 ± 55 µS/cm, cette valeur subit une faible variation tout au long de l’expérience : une nette augmentation est enregistrée dans les pots à Lemna gibba à partir du 15ᵉ jour allant de 801 ± 38 µS/cm à 906 ± 31 µS/cm. Les valeurs moyennes de la CE ne sont pas significativement différentes au seuil de 5 %.
La conductivité électrique dans les pots au début de l'expérience est de 256 ± 18 µs/cm. Au cours de l’expérience, une augmentation faible de la CE est enregistrée dans les pots à Lemna gibba à partir du 15ᵉ jour et atteint 287 ± 18 µs/cm à la fin de l'expérience. Le test ANOVA montre que la différence entre les valeurs de la CE au début et à la fin de l'expérience est significative (p < 0,01).
Évolution temporelle de la concentration en chrome total
Les plantes présentent entre elles de grandes différences dans leur tolérance envers les éléments traces métalliques et dans l’absorption de ceux-ci. Ces différences apparaissent entre genres, espèces et entre variétés d'une même espèce (Kuboi, 1988 ; Florijin et Van Bensichen, 1993 ; Ross et Kaye, 1994).
Lemna gibba
La concentration des eaux usées traitées est de 258,16 ± 8,83 µg/l. Elle reste invariante tout au long de l'expérience. À chaque opération de compensation, la concentration en chrome total augmente puis baisse, tout en restant plus élevée, 265,2 ± 7,04 µg/l à la fin de l’expérience. Ceci est dû à la concentration aléatoire en chrome total dans les eaux usées (fixation incomplète des sels de chrome par les peaux).
La concentration des eaux usées traitées est de 132,14 ± 2,6 µg/l. Une diminution assez élevée de Cr total dans les pots atteint, pour le 12ᵉ jour de l'expérience, 41,05 ± 4,5 µg/l. À partir du 15ᵉ jour, une nette diminution de la concentration en Cr total est enregistrée dans les pots, atteignant une valeur de 21,03 ± 3,9 µg/l à la fin de l’expérience.
L’évolution de la concentration du Cr total en fonction du temps peut être divisée en deux phases.
- • La première, fortement décroissante, va d'une concentration en chrome de 63,56 ± 31,2 µg/l à 31,8 ± 9,2 µg/l jusqu’au 18ᵉ jour de l'expérience.
- • La deuxième phase, commençant à partir du 19ᵉ jour, est nettement croissante et va de 17,02 ± 5,09 µg/l à 11,36 ± 1,64 µg/l.
La diminution de la concentration en chrome dans les pots à Lemna gibba est due d'une part à l'assimilation végétale et d'autre part à la précipitation du chrome sous forme d’hydroxyde de Cr(OH)ₙ, favorisée par l'augmentation du pH au cours des dilutions effectuées (Yatribi, A. ; Nejmeddine, 1997).
L’incorporation du Cr total dans les tissus des micro-organismes pourrait aussi immobiliser provisoirement le métal (Chander, K. et Brookes, C., 1993).
Teneur du chrome total dans la plante
[Tableau 3 : Teneurs moyennes en chrome total (mg/g de poids sec) dans les lentilles d’eau (Lemna gibba)]
| (d₁) = 10 % (d₂) = 50 % (d₃) = effluent brut |
| Lemna gibba [Cr]ₘ témoin : 1,25 × 10⁻³ |
| d₁ : 7,08 d₂ : 0,54 d₃ : 0,63 |
Ces résultats montrent que le taux d’accumulation du Cr total dans les lentilles d'eau (Lemna gibba) est 2 à 4 fois plus important par rapport aux plantes témoins.
La mobilité du Cr total vers le Lemna gibba est plus facile pour la dilution 10 %, en comparaison avec les autres dilutions.
Pour bien apprécier le comportement du Cr total pour le végétal, nous avons calculé le facteur de pollution ou coefficient d’enrichissement (FP = concentration du chrome dans le végétal contaminé / concentration du chrome dans le végétal témoin, [Cr]ₜ = 0) (Fars, S., 1994).
Ce coefficient est de 5 600 ; 400 ; 480 pour les dilutions d₁, d₂, d₃ respectivement. Ces valeurs montrent clairement une forte rétention du chrome total dans les organes de Lemna gibba.
Conclusion
Dans cette étude, nous avons pu mettre en évidence que les eaux usées domestiques et industrielles provenant des rejets des agglomérations de la ville de Kénitra sont assez chargées en chrome.
Ces effluents présentent un pH alcalin, une conductivité électrique assez élevée (1 537 µS/cm) qui reflète la richesse de ces eaux en ions monovalents et divalents, des teneurs assez élevées et variables en chrome total de l’ordre de 168,65 µg/l.
Les teneurs en chrome total des eaux usées domestiques et industrielles déversées dans le lac Fouarat dépassent nettement les normes recommandées par l'OMS pour les eaux de surface (Cr ≤ 50 µg/l).
En effet, l'épuration in situ de ce rejet urbain se révèle impérative pour minimiser son impact sur le lac.
Le test d’adaptation d’une plante aquatique flottante, Lemna gibba, vis-à-vis d'effluent urbain au chrome total à différentes concentrations montre qu'il y a une diminution notable de la concentration du chrome total de l’effluent.
La meilleure réduction du chrome au niveau des différents pots à Lemna gibba est donnée par la dilution 10 % d'eau usée, qui présente un abattement de 89,88 % du Cr total.
Par contre, la présence de Lemna gibba n’a pas d'effet significatif sur le pH et la conduc-
activité électrique CE dans les pots surtout que l'expérience est effectuée au mois de février (le mois le plus froid).
Toutefois, l'essai d'épuration des eaux usées des agglomérations de la ville de Kénitra par Lemna gibba au niveau du laboratoire et sous conditions contrôlées ne reflète pas la réalité et nécessite des processus biologiques et physico-chimiques qui font intervenir les composantes majeures des systèmes : le substrat, le végétal et les organismes.

